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Éclairages par des concepts issus de la recherche

Par Catherine Hurtig-Delattre publié 13/10/2023 09:35, Dernière modification 13/10/2023 09:36
Lors d'une séance en inter-degrés (maternelle, élémentaire, collège), l'enregistrement audio a été analysé par un groupe d'enseignants engagés dans le projet "co-éducation". Cette analyse collective a mis en exergue différents points de vue et questionnements sur la co-éducation. Les apports de recherche développés ci-dessous sont mis en lien avec des extraits de l'enregistrement d'une part, des entretiens et des échanges d'autre part. Ils permettent de mettre en mots et de mieux comprendre les processus co-éducatifs en jeu dans le vécu des professionnels et des parents.

La lutte pour la reconnaissance

honneth
Axel Honneth, philosophe et sociologue allemand, a théorisé la question de la reconnaissance comme pivot de l'équilibre sociétal. Dans son ouvrage "La lutte pour la reconnaissance"(1992)Honneth A. La lutte pour la reconnaissance, Folio essai, Gallimard 1992 il affirme «Chacun est estimable et pour connaître l’autre il faut reconnaître la spécificité et la légitimité de chacun ». Ce phénomène de reconnaissance soutient le processus de coéducation : il est présent dans la situation étudiée, dès l'invitation à dialoguer autour des devoirs à la maison, qui est effectuée dans une optique d'écoute et non de simples conseils surplombants. Il est également perceptible dans les échanges entre les enseignants et les deux mères d'élèves.

Paroles d'enseignants :"On voit à quel point ces mamans s’investissent" / "Je mesure les difficultés pour cette tâche d’accompagnement, tout ce qu'on leur demande" / "Ça serait faux de dire « il n''a pas appris ses mots" puisqu’il y a passé du temps" / " Je fais attention à ce que je dis, en présence d’une autre maman."

Paroles de mères : "On va garder que des bons souvenirs!' "On a parlé et vous nous avez écoutées, c'est important !"

L'asymétrie a parité d'estime

pineau
Gaston Pineau, enseignant chercheur en sciences de l'éducation et en sciences sociales (université de Tours) , a construit ce concept à propos des parcours d'auto-formation des adultes (1983)Pineau G; Produire sa vie : auto-formation et auto-biographie, Ed coopératives Albert saint Martin, Montréal 1983).  Il parle de "construire la parité d’estime dans une disparité de places ».

Cette notion d'asymétrie à parité d'estime fonde la relation co-éducative entre parents et enseignants, ce qui demande une modification de posture pour les professionnels : il s'agit d'assumer que les places ne sont pas égales, que les expertises sont différentes, et travailler pour que chacun estime l'autre pour sa compétence propre.

Paroles d'enseignants : "C'est toute une organisation!" / "On a besoin de vous pour accompagner vos enfants" / "Merci de nous avoir alertés, on va être plus vigilants" / "J’ai laissé de la place et je me suis enrichie à écouter "

Paroles de mères : "Noter les devoirs , c'est important" / "Je peux aider, mais c'est difficile pour moi, je comprends pas tout" / "Pour les devoirs je m'organise tout au long de la semaine"/ "Mon fils je le lâche pas, si je bouge, il travaille pas"

Le processus d' autorisation

rochex
Jean-Yves Rochex, psychologue et enseignant-chercheur en sciences de l'éducation (laboratoire Escol) explique que l'enfant de milieu populaire a besoin d'une triple autorisation pour pouvoir apprendre (2008) Rochex J-Y; Entre école et famille : interdépendance et inter-signification, revue Dialogue n°127, 2008 p.20-23 

  • il doit s'autoriser à apprendre ce que ses parents ne savent pas ;
  • il doit se sentir autorisé par ses parents à ces apprentissages ;
  • il doit autoriser ses parents à être ce qu'ils sont.

Pour aller plus loin : "Jean-Yves Rochex : avec Henri Wallon et Lev Vygotski"

La complexité de la première autorisation est un processus concernant l'élève. On y accèderait probablement si on avait eu l'opportunité d'interroger Mounir, Karine et Talia : que ressentent-ils lorsqu'ils perçoivent qu'ils accèdent à des savoirs inconnus de leurs mamans ? Quels sentiments ambivalents les traversent quant à leur désir de réussir ?
La seconde autorisation, donnée par les parents et véritable "passeport nécessaire pour apprendre", ainsi que les difficultés rencontrées pour l'accorder est perceptible dans les propos des mères interrogées :

Paroles de mères : "J'ai appris le français au Maroc, c'était pas du tout pareil" "Je suis contente que mon fils apprenne bien à l'école". "L'évaluation, c'est dur pour moi !"

Quand à la troisième autorisation, elle incombe aux enseignants : ici le fait même de considérer les mères comme "interlocutrices valables" aide l'élève à autoriser leurs mères à être ce qu'elles sont.

Le malentendu sur les devoirs a la maison

kapko

Séverine Kapko, sociologue et enseignante chercheuse en sciences de l'éducation (laboratoire Circeft-Escol) a étudié la question des devoirs à la maison "vu du côté des parents" (2012 Kapko S. Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires; Presses Universitaires de France, 2012  Elle a montré comment les enseignants chargent les parents d'une mission qui reproduit et aggrave à leur insu les inégalités scolaires. En effet, ceux d'entre eux qui sont de milieu populaire et qui n'ont pas le bagage d'études suffisant pour assurer cet accompagnement ne peuvent en réalité pas accomplir ce qui est demandé, malgré toute leur bonne volonté. Pour elle, l'école a tendance à faire des parents des "assistants pédagogiques "et à leur demander des gestes techniques hors de leurs champ de compétences, ce qui peut stigmatiser les parents au lieu de leur donner confiance. Finalement, le risque est grand, d'après les travaux de cette chercheuse, d'aggraver les difficultés des élèves au lieu de les alléger. Ce risque de "parents perdus" est perceptible dans les échanges au cours de cette séance d'APC, au cours duquel la parole des mères semble avoir été libérée à ce sujet. Les enseignants ont pris la mesure des difficultés au cours de la séance, et ont formalisé cette prise de conscience lors de l'analyse du verbatim. Ces difficultés dépassent la question du manque de maîtrise de la langue française, elles concernent les contenus scolaires, les sous-catégorisations disciplinaires, mais aussi  les outils proposés et censés faciliter la tâche des parents. 

 Paroles d'enseignants "Cette maman a besoin d'un petit étayage" "Les mots, il faut les mémoriser : d'abord en visuel dans l'espace, puis les épeler et finalement les écrire" "Normalement quand il sort de classe, Mohamed doit être capable de vous expliquer la leçon" "Il doit dire avec ses mots, pas apprendre par coeur"

Paroles de mères : "Je peux lui lire la leçon, mais orthographe, vocabulaire, je comprends pas" "ah, oui , la recette pour apprendre .. ouais ouais je l'ai vue ...."

Paroles d'enseignants " Finalement on demande aux parents de faire faire les devoirs, alors qu'ils ne peuvent pas" "Ce qu'on demande c'est vraiment difficile" "On se rend compte que quand les parents ne font pas, c'est pas forcément qu'ils sont désinvestis"

Le mythe de l'homogénéité

vanderbroek

Michel Vandenbroeck, professeur en sciences de l'éducation et travail social à l'Université de Gand (Belgique) décrit notre monde contemporain comme d'une "société de l'hyper-diversité". Il  donne des pistes aux professionnels et aux parents pour évoluer dans ce paysage multiple et complexe et affirme qu'"accepter la diversité , c'est faire une place au désaccord" (2011)Vandenbroeck M. Eduquer nos enfants à la diversité, Eres Paris 2011
Dans la situation étudiée, on entend à plusieurs reprises que les mères d'élèves ont des conceptions différentes de l'apprentissage et de l'éducation. Les enseignants, même s'ils sont surpris voire heurtés par certains propos, n'ont pas l'objectif de modifier ces conceptions, mais plutôt d'en prendre conscience et de les accepter, dans un but d'aider l'enfant-élève à évoluer avec de double référencement.

Paroles de mères : "Je fais recopier 20,30 fois sinon ça rentre pas !" "Les conjugaisons, il apprend par coeur" "Je reste à côté de lui, je bouge pas..."

Paroles d'enseignants : "Je comprend mieux comment la maman fonctionne" "J'ai travaillé au Maroc et je sais que c'est bien différent" "Il faut prendre en compte ces représentations "

Les principes de justice et d'explicitation

perier

Pierre Perier, sociologue et enseignant-chercheur en sciences de l'éducation (laboratoire Créad, Université de Rennes) a analysé les difficultés rencontrées par les parents qui ne comprennent pas tous les rouages de l'école et qui vivent de l' inéquité de fait, source de sentiment d'injustice (2015 Perier P. Ecole et familles populaire, sociologie d'un différent, Presses Universitaires de Rennes 2015. Les enseignants, selon lui, ont des leviers en étant attentifs à mettre en place des dispositifs les plus justes et les plus explicites possibles.
Dans la situation étudiée, les mères s'autorisent à exprimer le poids que représentent pour elles des dispositifs qu'elles ne comprennent pas, des obligations ou des normes qu'elles ne peuvent pas honorer. Ici encore, c'est lors de l'analyse que les enseignants ont pris conscience d'une forme d'injustice qu'ils risquent de contribuer à organiser, à leur insu. 

Paroles de mères : "Chaque semaine, évaluation, c'est dur !" "Ah oui j'ai vu ce cahier avec la recette mais j'ai pas compris" "Pour le faire travailler, j'ai une table, euh.. c'est la table de la cuisine"

Paroles d'enseignants : "Quand on évalue l'élève, on évalue la mère"  "Une feuille de papier avec une recette-mode d'emploi, on croit que ça va aider mais ça ne suffit pas"  " Demander où l'enfant est installé pour travailler, ça peut être injuste" / "Quand on met les lunettes de parents, on voit que nous enseignants on parle un drôle de jargon"  "Pas facile de comprendre ce que ça veut dire d'apprendre les mots" 

Le risque d'assignation a la co-éducation

conus

 Xavier Conus, sociologue et enseignant chercheur en sciences de l'éducation à l'Université de Fribourg (Suisse)  alerte sur les risques d'effets délétères des actions incitant à la coéducation (2020 in Pelletier L. et Lenoir A. (dir) Regards critiques sur la relation école-famille, Archives contemporaines, Sherbrooke, 2020 Pour lui, cette démarche pourtant nécessaire comporte intrinsèquement un paradoxe : en insistant - à juste titre- sur la coopération nécessaire entre école et famille, les enseignants peuvent sans le vouloir stigmatiser les parents, qui pour de multiples raisons ne rentrent pas dans ce qui est demandé. Pour ce chercheur, l'un des moyens de dépasser ce paradoxe est de prendre le temps de comprendre les préoccupations et les logiques des parents et ainsi de se départir autant que faire se peut de préjugés négatifs à leur égard.
Dans le travail présent, l'accès aux préoccupations et à l'organisation quotidienne de deux mères a ainsi amené les enseignants à se décentrer de leurs jugements préalables.

Parole d'enseignant " On compte sur les parents et on a vite fait de penser qu'ils ne s'intéressent pas au travail de leur enfant, par exemple si le cahier n'est pas signé. Mais quand on comprend l'ensemble de leurs contraintes de vie, on voit les choses différemment"

Les euphémisations et les oscillations

riban
Choé Riban, sociologue et enseignante chercheuse en sciences de l'éducation à l'université de Nanterre (laboratoire Efis) montre (2020) Riban C. Thèse de doctorat L’École dans le quotidien de mères de familles populaires ethnicisées. Interdépendance des sphères d’expérience et enjeux de subjectivation. Rennes 2020 comment les mères de milieu populaire sont déstabilisées par ce qu'elle appelle " l'euphémisation des difficultés" par les enseignants. A travers les propos de ces mères, on entend les enseignants éviter le langage de vérité sur les difficultés scolaires de certains de leurs élèves, par excès de ce qu'ils considèrent comme de la bienveillance, ou par crainte de présenter des dispositifs d'aide complexes. 
Vanessa est aux prises avec cette question, lorsqu'elle réalise que la mère d'un des élèves concernés, qu'elle considère en grande difficulté scolaire, minimise ces difficultés en priorisant son regard sur l'amélioration du vécu scolaire de son fils. Les propos de la mère vont l'alerter et lui signifier qu'il sera nécessaire de trouver les mots pour dire l'écart à l'attendu qui est la réalité scolaire de cet élève.

Parole de mère "Mounir , cette année , ça va. C'est pas comme l'année dernière, il est bien,  je vois qu'il comprend. C'est pour moi que ça ne va pas."

Paroles d'enseignante " Quand j'entends la mère dire "Mounir cette année, ça va", ça m'embête parce que pour moi, ça ne va pas. Mais quand j'entends comment elle est emballée par ses progrès, je n'ose pas la contredire." "Je décide la rencontrer prochainement en entretien, pour bien lui expliquer les difficultés de Mohamed et pour réfléchir ensemble aux moyens de l'aider"'.

La chercheuse montre aussi que les mères oscillent entre des moments de confiance et de disponibilité et d'autres moments de fatigue, de révolte ou d'indignation. Elle montre que ces changements sont largement produits par les conditions de vie précaires des mères, mais parfois aussi aggravées par des demandes paradoxales de l'école. À l'écoute de l'entretien, les enseignants prennent conscience de ces oscillations.

Paroles de mères : "Parfois je peux aider, mais parfois je n'ai pas le temps ou je suis trop fatiguée"

Paroles d'enseignants : "On demande aux parents à la fois que les devoirs soient terminés et de ne pas y passer trop de temps."

 Les travaux de Chloé Riban et Xavier Conus sont par ailleurs exposés en vidéos sur ce site
"Comprendre les relations école-familles du côté des parents d'élèves" (deux conférences chapitrées)

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