Tisser les fils pour s’accrocher, ensemble : reportage au Lycée Professionnel Hélène Boucher de Vénissieux
Apparemment, le lycée professionnel Hélène Boucher n’a rien d’extraordinaire. Encore que… Dans un quartier de Vénissieux, à la périphérie lyonnaise, l’établissement scolarise bien plus de filles que de garçons : métiers de l’hôtellerie et de la restauration, de l’hygiène et de l’environnement, de la vente… Il faut dire qu’au milieu du XXe siècle, c’était un centre d’apprentissage de couture… Dans les dernières décennies, les publics ont-ils tant changé ? Bien sûr, mais pas autant que ça. Pour Mme Pointreau, professeur de lettres-histoire-géographie, depuis plus de vingt ans dans l’établissement, le monde n’était pas plus rose à ses débuts. Certes, les classes d’hôtellerie-restauration avaient davantage de prestige, mais les élèves des classes de couture ou de vente pouvaient déjà être très difficiles. « Ce qui a pu changer, c’est qu’aujourd’hui toutes les sections ont leur lot d’élèves en grande souffrance, pas seulement en difficulté scolaire. Ils sont en échec, mais ils ont surtout perdu confiance en eux. Leurs airs désabusés portent à croire qu’ils s’y résignent, mais est-ce si sûr ?... »
Au lycée Hélène Boucher, en tout cas, il semble qu’on soit sûr du contraire, et qu’on ait quelques preuves… « Ils n’aiment pas les mauvaises notes, mais aiment les bonnes » plaisante Mme Exbrayat, proviseure. « Quand on les valorise, ils retrouvent leur fierté ». Mais pour autant, « pas question d’en rabattre sur les exigences, il faut au contraire les augmenter. Nos élèves sont les premiers à nous critiquer si nous faisons des propositions au rabais ».
Alors, comment faire avec les élèves qui n’ont pas choisi leur orientation, et qui ne se voient pas « femme de ménage toute la vie », comme le précisent nombre d’élèves ? Comment continuer à agir avec ceux qui, parfois depuis l’école primaire, « n’y sont plus », au sens propre ou au sens figuré ? Pour Mme Marchand, conseillère principale d’éducation, il est indéniable que certains élèves se sont progressivement éloignés de la forme et du travail scolaire, passifs ou provocateurs avant de devenir absents, d’abord dans certains cours puis plus régulièrement. « Mais ce n’est pas au moment où le symptôme apparait qu’il faut se mobiliser. C’est souvent trop tard. Quand on ne s’occupe que des dernières, c’est qu’on a raté des étapes. Plus on travaille en amont, plus on est efficaces ». Parfois, pourtant, l’orientation vient ajouter un problème : les élèves qui sont en section « Maintenance et Hygiène des Locaux » voudraient être ailleurs. Le travail manuel dévalorisé ? A moins que ce soit la crainte de la voie de garage ou du travail précaire : « Les garçons sont plus dans la fuite, les filles parfois dans la rébellion ».
Une vieille histoire ?
Si le mot « décrochage » est en haut de l’affiche aujourd’hui, la chose n’est pas nouvelle, on le comprend. A "Hélène Bouchet", c’est un véritable plan de bataille qui a été progressivement construit, qui s’adapte au fil des rentrées, fruit des volontés individuelles et collectives.
D’abord, accueillir. L’équipe de vie scolaire, sous la houlette de Mme Marchand, passe à la loupe les dossiers pour repérer ceux qui risquent de coincer vite : élèves bénéficiant d’un dossier MDPH (Maison Départementale pour les Personnes Handicapées), suivis par la MGI (Mission Générale pour l'Insertion), issus de classe d’accueil pour les élèves allophones nouvellement arrivés. Mais c’est chaque élève de seconde qui fait sa rentrée avec un entretien individualisé mené grâce à l’engagement de tous les professeurs, dès les journées d’accueil. La suite est assez informelle, sauf exception signalée par une fiche d’alerte adressée à la cellule de veille : « on laisse quelques jours, et surtout les professeurs principaux viennent me voir pour me dire leurs doutes, si nécessaire, dès le premier absentéisme » explique Mme Marchand. « On fait venir les parents, avant même tout rappel au règlement ou sanction. Les trois-quarts sont nos premiers alliés, même si certains sont parfois désemparés. » Certains ont du mal à tenir la face, et en font des tonnes pour bien montrer qu’ils ont de l’autorité… Mais l’essentiel est dans l’attitude de celui qu’ils rencontrent : « ça dépend comment on les convoque : c’est pas eux qui ont fait la bêtise. J’essaie de leur dire qu’ils ont une responsabilité, qu’on a besoin de leur soutien, qu’on les remercie d’être venus. Sans pour autant tomber dans la démagogie. Parfois, il faut affronter le clash, quand ils nous demandent de régler les problèmes nous mêmes… »
Des problèmes spécifiques à certaines communautés ? Mme Marchand s’étonne de la question : « Ce n’est pas parce que la mère est voilée que je la reçois différemment. Le problème, c’est quand ils ne parlent pas français. En tout état de cause, elle considère qu’il y a plus de différences à l’intérieur de chaque groupe qu’entre les groupes. « Les élèves tentent de jouer sur notre manque de connaissance de leur culture familiale, et n’hésitent pas à jouer les victimes potentielles de foudres familiales en cas de sanction… Mais pas de chance pour eux, nous connaissons bien les familles… Et la plupart ne cherchent que l’intégration par l’école… »
D’abord la classe
C’est d’abord à l’intérieur de la classe que se joue la lutte contre le décrochage, contre le désengagement intellectuel, insiste Mme Pointreau, avec des projets comme dans les séances ordinaires. Sa fierté, c’est quand même le projet Théâtre dans lequel elle s’investit tous les ans. « Avec d’autres », précise-t-elle, modeste, avant que sa proviseure ne la reprenne : « Moi, quand j’ai vu ça, ça m’a bluffée. Cette exigence, cet engagement des élèves… »
« C’est vrai que l’an passé, la classe était très difficile, mais ils sont restés jusqu’au bout. C’était le fil qui les a accrochés au lycée, grâce au travail d’équipe. Faire pour et avec les autres, c’est un moteur puissant. Et les échecs sont plus rares qu’on le croit… »
Elle convient que la tâche n’est pas simple. Du temps, de la préparation, des partenariats avec le Théâtre de Vénissieux. Et des choix : « Ma séquence sur le théâtre, je la fais comme ça. C’est bien le moins, non ? Même si parfois j’écorne les heures d’enseignement… ». Cette année, ce sera les Femmes Savantes. Tout un programme… Mais elle insiste tout autant sur le travail « ordinaire », en classe : « je cherche les angles d’attaque où ils seront en réussite. Beaucoup de collègues font ça. Je sollicite aussi les assistants pédagogiques pour préparer le cours en amont, c’est assez payant… »
Mme Exbrayat opine : « Oui, beaucoup d’enseignants ont modifié leur regard, refusent le fatalisme. C’est essentiel, ce sentiment d’aller dans le même sens… Et ça donne sens au métier… »
« Et parfois même du confort et du plaisir…» précise Mme Pointreau.
En cas de souci : méthode à trois niveaux…
Lorsqu’un élève s’écarte de ce qui est attendu, l’établissement a mis en place une réponse progressive centrée sur le suivi personnalisé :
- d’abord, un soutien individualisé, par un enseignant et un assistant pédagogique en doublette, dans ou hors la classe. « C’est l’accompagnement personnalisé prévu par la rénovation de la voie professionnelle ? » Les enseignantes sourient : « Plus ou moins, mais là c’est une autre histoire… Tout ça est encore largement améliorable… »
- quand c’est nécessaire, on renforce la formalisation par un tutorat que l’établissement rémunère par quelques euros, certes pas toujours à la hauteur de l’engagement : « c’est un véritable coaching, par un enseignant qui n’a pas l’élève en classe : rendez vous, objectifs de travail, remise en confiance… Mais attention au transfert et à la psychologie de bon marché, précisent les professeurs. On est enseignants, pas co-psy ». La formation avec le centre Delay, centre de ressources locales pour l’Education Prioritaire, a été un véritable appui pour ne pas se tromper de métier… « D’ailleurs, on regrette le temps où on avait des formations avec les instits et le collège, insiste Mme Pointreau qui fut il y a quelques années coordonnatrice du REP (Réseau d'Education Prioritaire). On faisait des choses formidables… c’est dommage que nous n’ayons plus de lien avec le réseau »
- enfin, si c’est nécessaire, quand l’élève refuse le maintien en classe, avant le conseil de discipline (deux l’an passé) ou pour l’éviter, le lycée a organisé une prise en charge avec un "professeur relais" mobilisé sur les moyens de l’établissement. L’an passé, un partenariat a aussi été engagé avec le Conseil Régional qui encourage financièrement les initiatives contre le décrochage. « Mais paradoxalement, notre organisation a bien fonctionné, et je n’ai pas dépensé l’argent qui m’avait été attribué pour faire intervenir d’autres structures, précise la chef d’établissement. Doit-on s’en plaindre ? »
Alors, succès total ? « Bien sûr que non. On ne peut pas réussir avec tous. On a 1 ou 2 % d’élèves qui partent en cours de scolarité. Mais qu’on aura pu faire avancer, et qui peut-être auront moins de sentiment d’injustice, ou de souffrances. On ne s’en sépare pas parce qu’on les déteste, mais parce qu’on aura tout tenté. » résume Mme Marchand.
"Hélène Boucher" est-il devenu un havre de paix ? Certes pas. Certains enseignants sont dubitatifs devant tous ces efforts, et se plaignent parfois des décisions prises. « Mais on en discute. La seule règle à laquelle je ne déroge pas, c’est que tout rapport d’incident ou demande de sanction grave soit accompagné d’un entretien avec le professeur concerné », précise la CPE. « Même quand on n’est pas d’accord, je m’interdis toujours d’en parler avec les élèves. Je leur dis que dans la vie, ils ne s’entendront pas avec tout le monde… Si on est tous ensemble, même différents, la confiance bénéficie à tous. »
Nouveaux défis ?
Travail en classe, travail hors la classe… Tout va de mieux en mieux ? Ca dépend de qui on parle. Parce que le lycée professionnel accueille sans cesse de nouveaux publics. Mme François, proviseur-adjoint, exprime sans détour les difficultés liées à l’évolution des recrutements des classes de CAP. « On n’aurait que des élèves qui viennent de SEGPA (Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté), ça ne serait encore pas si compliqué ». Mais ce qui la préoccupe, ce sont ces classes où sont regroupées toutes sortes de difficultés : des élèves au comportement très instable, ceux envoyés par la MDPH et la CDA (Commission pour les Droits et de l'Autonomie des personnes handicapées), les élèves allophones, les élèves en grande difficulté… Comme si on mettait ensemble tout ce qui ne tient pas dans les cases bien rigides des procédures d’orientation. Ces élèves qui arrivent au lycée, précédemment cantonnés dans des filières ou des établissements spécifiques.
Devant ces mélanges détonnants, la formation ne suffit plus, d’autant plus lorsqu’elle est réduite. « Là, nous avons besoin d’appui et de moyens… » précise la proviseure-adjointe. De qui ? « Là, pas facile… »