Quelques enjeux sociologiques de l'usage du plurilinguisme en classe
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La centralité linguistique dans la scolarisation des enfants allophones : une réflexion historique et sociologique | 00:00 |
Panorama des trajectoires scolaires des élèves primo-migrants | 07:34 |
Entre indifférenciation et risque de catégorisation ethnique | 17:08 |
De 1882 à 1945 : la langue française, une promesse d'universalisme politique | 22:39 |
Que sait-on des élèves primo-migrants d'un point de vue scolaire ? | 29:47 |
De 1945 à 1990 : la valorisation des cultures d'origines et des cultures d'ailleurs | 36:02 |
De 1990 à nos jours : la valorisation du plurilinguisme | 40:54 |
La difficile catégorisation des besoins des élèves migrants |
44:32 |
Une "espérance pédagogique" des enseignants plus ouverte et déroutante |
56:10 |
La recherche d'un équilibre dans l'accessibilité scolaire comporte des atouts ... |
59:15 |
... mais aussi des risques : 3 exemples ou illustrations |
01:03:16 |
Le projet des élèves primo-migrants n'est pas le même que le projet de l'enseignant |
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Comment est-ce qu'on peut recourir au plurilinguisme ? |
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La centralité linguistique dans la scolarisation des enfants allophones : une réflexion historique et sociologique
Cette présentation s'appuie un ouvrage collectif à paraître « Cultiver la nature et reconnaître l'altérité » coordonné par les historiens Rita Hofstetter, Bérengère Kolly et Xavier Riondet. L'ouvrage propose une réflexion qui porte sur les méthodes pédagogiques et éducatives en France à travers l'histoire.
La présentation s'organise en trois axes :
- Les évolutions des cadrages institutionnels avec une centralité de la langue va prendre des formes différentes à mesure que se construit l'accessibilisation des environnements éducatifs.
- Les pratiques enseignantes avec l'idée que la langue apparaît comme un outil légitime qui soutient un certain nombre de nécessités pédagogiques ;
- Le perçu des élèves en montrant qu'un certain nombre de ces enjeux linguistiques constituent des enjeux sociologiques, notamment la "normalité scolaire" qui reste une référence pour eux.
Le propos s'inscrit dans une sociologie de l'acteur qui s'ancre dans des méthodologies ad hoc qui visent à développer des "démocraties épistémologiques", terme inspiré des ouvrages du sociologue Alain TouraineA.Touraine (1978). La voix et le regard. Edition Seuil. et S.Rui, O.Cousin (2010). L'intervention sociologique. Histoire(s) et actualités d'une méthode, Presses universitaires de Rennes, col. « Didact sociologie » 177 p., postface A.Touraine :
- Les personnes étudiées prennent part au recueil des données les concernant, en particulier les élèves primo-migrants, désignés allophones, qui ont peu de possibilités de s'exprimer ; notamment dans les premières semaines et les premiers mois de leur arrivée dans le système éducatif français ;
- Des pratiques co-construites avec des artistes (dessins, photographie, théâtre) venues en complément de méthodologies beaucoup plus conventionnelles ;
- Des entretiens standards en sociologie et des séances d'observation ethnographiques.
"Mon ancrage, c'est celui d'une sociologie de l'expérience, donc une sociologie subjectiviste et compréhensive qui s'intéresse notamment aux épreuves endurées par les individus et qui s'intéresse aux activités que les individus, y compris en situation de fragilité sociale, vont essayer de construire dans les interstices des grands rapports sociaux dans lesquels ils sont souvent placés en position d'asymétrie et de difficulté à agir. "
Cette présentation s'adosse aux observations issues de nombreux projets de recherche menés sur différents territoires de France entre 2014 et 2024.
Panorama des trajectoires scolaires des élèves primo-migrants
Les élèves primo-migrants présentent des profils très hétérogènes. Les qualifications sont à considérer avec prudence. Elles sont notamment liées :
- aux dispositifs et aux modalités de ce qu'on appelle l'inclusion ;
- aux différentes formes scolaires qui s'expriment dans les établissements ;
- aux familles qui sont titulaires de différents « capitaux pré migratoires », notamment les ressources socio-économiques et scolaires avant l'immigration, et les différentes possibilités d'opérationnaliser ces ressources après l'immigration.
Cette rencontre entre des ressources ou un certain nombre de difficultés avant la migration et la configuration d'accueil va permettre l'activation ou, au contraire, le freinage d'un certain nombre de dynamiques pouvant servir la scolarisation.
Lors d'une récente étude, on observe que :
- 2 élèves sur 10 enquêtés étaient en situation de relative réussite scolaire y compris dans les diplômes nationaux comme le brevet des collèges ;
- 3 à 4 élèves sur 10 sont en difficulté scolaire plus ou moins marquée ;
- 4 à 5 élèves sur 10 se trouvent en situation de "transition scolaire". Ils vont se placer à différents niveaux de la distribution scolaire à l'instar de leurs équivalents de classe ordinaire.
On observe des disparités dans les pratiques enseignantes pour faire progresser ces élèves à niveau social et linguistique comparable.
Les inclusions de ces élèves d'UPE2A en classe ordinaire sont très aléatoires, peu fréquentes, même si cette fréquence augmente. On observe aussi une très forte disparité :
- dans le type d'évaluation et leur séquençage, chiffrée ou non ;
- dans les aménagements proposés aux niveaux des tâches, des supports ou du temps supplémentaire.
" Le dispositif UPE2A aujourd'hui est vécu pendant une année par ces élèves, très rarement deux années. Plus de 9 élèves sur 10 sont dirigés dans l'enseignement ordinaire. Certains élèves ne seront finalement jamais vraiment évalués, parfois sur plusieurs années [...]. On observe des parcours "fantômes" où certains de ces élèves nécessitant un étayage renforcé, sont rapidement intégrés dans le système éducatif sans pour autant être traités comme leur équivalent en classe ordinaire."
Entre indifférenciation et risque de catégorisation ethnique
En 2022-23, 90 000 élèves primo-migrants sont scolarisés dans le système éducatif français. Leur scolarisation est tiraillée entre deux principes :
- Le souhait de l'institution scolaire de participer à l'émancipation sociale des élèves qualifiés comme vulnérables, aux termes des principes d'accessibilité et d'inclusion et se présentant comme la seule modalité de cette possibilité d'émancipation ;
- Les principes universalistes et républicains qui conduisent à ne pas encourager d'un point de vue formel, tout ce qui peut s'apparenter à des catégorisations ethniques.
" Ces élèves [primo-migrants] ont été une cible de politiques publiques relativement coincée entre, d'une part, l'ambition démocratique de l'école et l'organisation d'une légitimité de la compensation qui serait structurée à partir de la langue, et d'autre part, le fait de ne pas vouloir les traiter différemment des autres élèves. Dans ce contexte-là, il devient difficile de savoir comment comprendre le statut présenté comme spécifique de ces enfants et jeunes migrants à l'école, dès lors que certaines reconnaissances apparaissent risquées. Quelles sont les structures et les fondements institutionnels de ce statut d'élève ? "
L'évolution des cadrages institutionnels
De 1882 à 1945 : la langue française, une promesse d'universalisme politique
En 1882, au moment où l'école devient obligatoire (Lois Ferry), l'enfant migrant est un inconnu d'un point de vue sociologique et institutionnel, bien que la France soit un grand pays d'immigration. La France n'est pas encore pleinement industrialisée et n'a jamais été un pays d'émigration. C'est parce qu'elle connaît une transition démographique avec une baisse de la natalité qu'elle recourt à l'immigration.
" [À la fin du 19e siècle] La démocratisation scolaire va être considérée comme l'instrument de l'humanisme politique, d'une ouverture de la société qui permet notamment aux enfants d'ouvriers, de paysans et de fait à des enfants étrangers dont les parents sont ouvriers et paysans, d'accéder à l'instruction."
L'éducation a pour but de repérer et faire se développer dans chaque individu, y compris les plus éloignés de la civilisation, un potentiel d'éducabilité. Ce potentiel d'éducabilité est scruté chez des individus considérés comme moins évolués. En effet, au XIXe on produisait des hiérarchisations raciales des êtres humains. On pensait aussi des hiérarchisations à partir de dispositions physiques afin de pouvoir prédire les comportements des individus, par exemple la propension au crime, au travail, au courage, etc. Ce potentiel d'éducabilité a été très largement associé au potentiel linguistique. En parallèle, dans les colonies, se sont institués, notamment avec le français langue étrangère (FLE), les alliances françaises ou les réseaux de la francophonie.
" Dans l'Hexagone, la centralité de la langue française a été un ciment politique extrêmement fort, qui a été conquis sur le latin de l'ancien régime, sur la noblesse. Le français devient la langue universelle des échanges courants. Elle devient donc décisive pour les migrants, pour les colonisés, et pour certains ruraux, notamment venant d'autres régions (Les Bretons, les Basques, les Corses ...) pour les exhorter à participer à ce pacte politique. Mais avant d'être un pacte national, la maîtrise de la langue française était une promesse d'une possibilité d'universalisme politique."
Que sait-on des élèves primo-migrants d'un point de vue scolaire ?
Dans la première moitié du XXe, les élèves primo-migrants sont décrits comme donnant satisfaction dans leur travail scolaire, consciencieux, attentifs. Les relations pédagogiques sont présentées comme apaisées et fécondes. Pour ces élèves scolarisés à l'école primaire, il n'est pas attendu d'eux qu'ils réfèrent aux normes scolaires d'excellence. En effet, ces élèves n'ont pas vocation à entrer en concurrence sociale ou professionnelle avec les élèves français et il n'est pas attendu d'eux qu'ils accèdent aux mêmes positions. Jusqu'en 1945, il n'y a pas d'institutionnalisation de pédagogie spécialisée concernant ces élèves. Toutefois, quand un petit nombre d'enfants migrants, présentant des aptitudes scolaires particulièrement élevées, parviennent à atteindre l'enseignement secondaire, ils sont présentés comme des individus socialement inadaptés à l'ordre scolaire légitime. L'analyse ci-après est adossée aux enquêtes sur les enfants immigrés à l'école de l'historien Gérard NoirielG.Noiriel. (1988). Le Creuset français. Histoire de l'immigration (XIXe – XXe siècle). Paris, Seuil, coll. L'Univers Historique..
Dès 1924, on assiste aux premiers enseignements en langue et culture aux civilisations d'origine (ELCO). Ces ELCO se font en dehors du temps scolaire et l'objectif est de maintenir un lien avec le pays où des accords inter-étatiques sont signés.
Les lois de démocratisation scolaires sont très irrégulièrement appliquées, notamment dans les mines où les enfants ne sont pas libérés par les patrons d'industrie. Le 9 août 1936, le Front populaire vote une loi qui va rappeler et expliciter l'obligation scolaire pour tous les enfants, en particulier les étrangers issus des classes ouvrières.
" La migration en tant que telle à l'école est très invisibilisée d'un point de vue institutionnel, cela n'empêche pas l'existence massive d'actes xénophobes dans les années 30 [...] Ces élèves, en tant qu'élèves étrangers ou immigrés, n'apparaissent pas comme tels, mais pour autant, ils sont présents dans les établissements scolaires. Ils sont désignés comme des élèves lambda qui doivent maîtriser la langue française, mais finalement, comme d'autres avant eux, ont eu à le faire dans les régions reculées et loin de Paris."
De 1945 à 1990 : La valorisation des cultures d'origine et des cultures d'ailleurs
Après le traumatisme de la seconde guerre mondiale, émerge une considération institutionnelle de ces publics à l'école, avec des politiques dédiées et compartimentées. Ces politiques institutionnelles sont réalisées par l'entremise de l'ONU et les institutions européennes.
Deux temps vont caractériser les formes successives de considération institutionnelle :
- Entre 1945 et 1970, la mise en place de dispositifs spécifiques pour gérer le présent et préparer le retour des migrants dans leur pays d'origine. Les ELCO vont être fortement diffusés sur le territoire national et hors temps scolaire. Les migrants doivent conserver des repères de la société d'immigration pour un jour y revenir ;
- Entre 1970 et 2000, la mise en place de dispositifs spécifiques, plus encadrants, pendant le temps scolaire, dans le cadre de dispositifs fermés. C'est la création des classes d'accueil (CLA) et des classes d'initiation pour non francophones (CLIN) et le développement des centres de formation et d'information pour la scolarisation des enfants de migrants (CEFISEM), ancêtres des centres académiques pour la scolarisation des enfants allophones nouvellement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (CASNAV).
On assiste au développement et à la diffusion des adaptations didactiques autour de la valorisation des cultures d'origine et des cultures d'ailleurs, les pédagogies inter- et transculturelles, la formation des enseignants à l'interculturalité et la création d'outils dédiés pour connaitre et reconnaître l'autre.
"En 1975 se fait la promulgation de la réforme Haby qui institue le Collège Unique, et donc en parallèle l'école au niveau secondaire va se démocratiser [...] à ce moment-là, on a au contraire une très forte visibilité sociale et publique de la question. Dans le même temps, une récession économique, dont on pensera qu'elle sera temporaire, mais en fait elle ne le sera pas, une hausse de la xénophobie avec la création du Front National en 1972 et les premiers débats sur l'obtention de la nationalité et de la remise en question des principes du double droit du sol. Dans les années 90 donc juste à la fin de cette période-là, l'immigration va même être associée aux violences urbaines et à l'insécurité urbaine."
De 1990 à nos jours : la valorisation du plurilinguisme
D'un point de vue institutionnel, c'est la consécration de politiques différentialistes visant à reconnaître l'altérité via notamment les approches interculturelles. Les migrants doivent conserver des attributs, supposés ou réels, de leur origine et on valorise cette culture d'origine. En même temps on voit émerger les didactiques du plurilinguisme. À partir des années 2000, l'OCDE et des institutions européennes encouragent la déségrégation des systèmes éducatifs. Dès les années 2010, la diffusion de dispositifs et non plus de classes d'accueil valorise la non-ségrégation, la compensation des désavantages et la promotion des individualités, dit pédagogies inclusives.
" À ce moment-là va pouvoir se faire la valorisation du plurilinguisme, notamment pour que les enseignants puissent avoir des outils en contexte plurilingue. On remet en cause d'un point de vue didactique les anciennes méthodes d'apprentissage du français, notamment le français langue étrangère (FLE), au profit d'abord du français langue seconde (FLS), et ensuite du français langue de Scolarisation (FLSco)."
On entre dans une logique d'accessibilité universelle et de valorisation de la diversité. Les élèves migrants sont désormais vus comme des élèves à besoin éducatif particulier (EBEP). Du côté des enseignants, la langue française et la langue d'origine apparaissent comme des outils légitimes aux nécessités pédagogiques.
"À partir du début des années 1990, la scolarisation des enfants migrants fait l'objet de très peu d'intérêt politique et scientifique, contrairement aux enfants issus de l'immigration. La scolarisation des enfants primo-migrants va être posée de façon très inattendue et très indirecte, non pas à travers les descendants de migrants, mais à travers les questions d'accessibilité. Donc ce n'est pas en lien aux questions sociales et urbaines qu'on va considérer la question des enfants migrants, en lien aux banlieues par exemple, mais bien davantage à travers le prisme de l'accessibilité et donc des enfants en situation de besoin éducatif particulier."
La difficile catégorisation des besoins des élèves primo-migrants
L'école inclusive va être définie comme portant en elle-même les ressources d'ajustement à l'hétérogénéité de tous les publics scolaires. La diversité qui est valorisée, va s'entendre comme l'ensemble des populations désignées vulnérables scolairement. Les enfants migrants sont rapprochés au même titre que les enfants présentant des dys-, des hauts-potentiels, des troubles du comportement, des troubles des fonctions cognitives, etc. Ce principe de l'accessibilité scolaire, affirmé par la Circulaire 2012-141 qui organise la scolarité des allophones, est aussi inscrite dans les lois générales, notamment la loi de la refondation de l'École de la République en 2013.
D'un point de vue pédagogique, l'accompagnement des élèves primo-migrants reste difficile. D'une part, les didacticiens vont effectivement considérer les élèves primo-migrants comme des EBEP et penser des compensations pédagogiques et linguistiques. D'autre part, un certain nombre d'autorités publiques vont promouvoir l'inclusion scolaire par le biais de moyens supplémentaires (par exemple les dispositifs UPE2A).
La reconnaissance de ce public comme "légitime allocataire de ressources publiques " est toutefois hésitante et irrégulière :
- Du côté des professionnels, il existe une certaine réserve à considérer les élèves primo-migrants aux côtés des élèves en situation de handicap. C'est la crainte d'un risque d'amalgame, mais on considère que le handicap est plus légitime à être aidé ;
- Il existe en France une aversion à être rapprochée du champ du handicap, par crainte de stigmatisation de la part des potentialités des enfants migrants, qui seraient beaucoup plus inconnues par rapport à celles du handicap dont on considère, probablement à tort, qu'on pourrait davantage maîtriser avec des outils de mesure leur devenir scolaire.
"Donc ce principe 'color blind' auquel sont attachés, notamment les cadres de l'éducation nationale, faisait que finalement on n'avait pas forcément envie que les migrants fassent l'objet d'un traitement à part d'un point de vue de l'institution scolaire. Et finalement, être migrant en soi n'a jamais été objectivable scolairement, et donc un certain nombre de cadres restent très frileux quant à leur reconnaissance de besoins éducatifs particuliers. La didactique du français va permettre de sortir de l'impasse et donner une conception technique à la logique de l'accessibilité et d'objectiver ce que signifie être un non-francophone migrant, d'un point de vue scolaire en donnant des compensations strictement scolaires en langue française. "
L'objectif pédagogique des dispositifs de soutien, par exemple le dispositif UPE2A, n'apparaît pas toujours très clair pour les cadres et les enseignants :
- Est-ce que c'est un objectif strictement linguistique ou est-ce à la fois linguistique et scolaire ?
- Est- ce qu'on vise l'augmentation des compétences disciplinaires y compris le français ?
- Est-ce que c'est un objectif en tant que tel ou est-ce c'était un minimum pour continuer une scolarité ?
Il y a des hiérarchies symboliques entre des enjeux linguistiques et scolaires et par ailleurs il demeure l'idée d'une légitimité hiérarchisée des personnes à aider en priorité. On est passé d'une élève primo-migrant qui était relativement en marge du système éducatif à un élève "pari", qui complexifie les formes scolaires et va renforcer une incertitude des routines scolaires, notion issue des travaux de la sociologue Anne BarrèreA.Barrère (2002). Les enseignants au travail. Routines incertaines. L'Harmattan, coll. Savoir et formation..
" En instituant la classe ordinaire comme seul lieu administratif et pédagogique formel, la circulaire 2012-141 va défaire les parcours plus automatiques qui s'organisaient du temps des classes d'accueil. [...] Cette situation institue des univers de possibles plus nombreux et envisage une hétérogénéité par le haut de la scolarisation de ces élèves dans des appréhensions pédagogiques qui doivent désormais s'appuyer sur la singularité de chaque élève. Elle s'accompagne par ailleurs d'une valorisation de la diversité dans le système éducatif et de l'individualisation des parcours et de la différenciation pédagogique."
Une "espérance pédagogique" des enseignants plus ouverte et déroutante
Les évolutions de ces configurations ont pour effet de renforcer l'inconnu de la figure d'altérité scolaire incarné par l'enfant migrant et vont complexifier le projet émancipatoire porté par les enseignants. Cette plus grande indétermination pédagogique encourage un besoin de recueil d'informations et la nécessité d'un dialogue entre l'élève et l'enseignant. L'enseignant porte une "espérance pédagogique" plus ouverte et plus déroutante. En effet, le réel scolaire va être plus difficilement anticipable et les acteurs vont être amenés à réaliser des enquêtes dans le sens donné par le philosophe John DeweyJ.Dewey (1993).Logique : La théorie de l'enquête.Presse Universitaire de France.. Ces enquêtes vont établir des étalons tacites de référencement :
- soit dans des répertoires de représentations de l'élève migrant ;
- soit dans des répertoires signifiants pour les élèves ordinaires (niveau scolaire, etc.).
Cette possibilité est permise par la mise en accessibilité du système éducatif qui autorise à croire à l'excellence scolaire mais aussi à des parcours plus intermédiaires.
" Il y a dans ce contexte-là un besoin fort de repérage et de communication qui va être renforcé pour pouvoir anticiper ces actes pédagogiques, pour pouvoir lever le voile d'ignorance qui explique le recours plus fort au plurilinguisme et qui est encouragé comme souhait d'un échange plus démocratique et comme souhait d'une participation plus forte de l'enfant dans la communication. [...] Le plurilinguisme va apparaître comme un principe philosophique de prise en compte de l'enfant dans sa transition migratoire, mais aussi comme un principe pragmatique qui permet les échanges courants et qui permet à la communication de se faire."
La recherche d'un équilibre dans l'accessibilité scolaire comporte des atouts ...
" Dans le cadre de l'accessibilité scolaire, la valorisation du plurilinguisme se fait en même temps que la valorisation du FLSco. C'est un équilibre théorique idéal dans l'accessibilité scolaire, entre d'une part la diffusion du FLSco, dont l'idée était de battre en brèche le français langue étrangère qui était très rudimentaire et très peu exigeant dans ses formes d'enseignement, mais en même temps de l'associer à une valorisation du plurilinguisme pour prendre en compte les spécificités de l'apprenant."
Cet équilibre théorique idéal comporte des atouts, il favorise :
- les échanges entre tous les élèves et l'enseignant ;
- un cadre beaucoup plus ouvert ;
- une "espérance pédagogique" et la motivation des enseignants.
Les études en sciences du langage ont souligné que pour les élèves entièrement scolarisés antérieurement, avec une bonne maîtrise de leur langue première et une bonne maîtrise scolaire, le plurilinguisme va participer à accélérer les apprentissages dans une langue seconde. Ce principe n'est pas significatif pour les élèves en difficulté scolaire, notamment quand ils sont issus de milieu populaire. Au contraire, cela peut renforcer les isolements.
" Des travaux issus de la sociologie, la psychologie, la didactique des langues, des rapports institutionnelsInspection générale (2009).La scolarisation des élèves nouvellement arrivés en France . Rapport - n° 2009-082-septembre 2009 soulignent que l'utilisation possible de la langue première en classe va assurer une sécurité linguistique pour l'enfant et aussi un réconfort psychologique."
L'usage du plurilinguisme en classe permet :
- de valoriser potentiellement le capital identitaire antérieur à l'immigration de l´élève et de lui garantir une reconnaissance ;
- d'accrocher potentiellement des élèves qui seraient parfois perdus ;
- à l'enseignant de mieux comprendre d'où parle l'élève.
... mais aussi des risques : 3 exemples ou illustrations
"Il y a [...] un certain nombre de risques, à identifier par rapport à l'usage du plurilinguisme en classe, notamment en dispositif UPE2A. Le plurilinguisme est peut-être un nouveau vecteur de pratiques culturalistes, là où il prétend répondre et s'inscrire dans une configuration de la politique éducative d'accessibilité scolaire, dans un cadre d'incertitude des routines éducatives, pour créer davantage d'ouverture. [...] Ce cadre plus ouvert ne signifie pas qu'il ne puisse y avoir un certain nombre de pratiques maladroites vis-à-vis de l'usage du plurilinguisme en classe."
Un cas d'origination d'un élève
Dans un dispositif UPE2A de collège, un élève de 6e arrive tout juste d'Algérie parmi des élèves de la 6e à la 3e. L'enseignante installe cet élève à proximité d'élèves arabophones. L'enfant ne parle pas et se tient à l'écart. L'enseignante maîtrise la langue arabe et parle d'abord en français à l'élève qui lui répond en hochant de la tête. Elle pense que l'élève a besoin d'un déclic pour davantage échanger. Pour favoriser l'échange, elle lui parle en arabe. Les élèves arabophones vont se concentrer sur cet échange. Le jeune élève exprime un fort malaise et il ne répond pas. Après quelques autres tentatives en langue arabe, l'enseignante se tait et passe à autre chose. À la fin de la journée, elle rencontre l'élève et lui parle en français. Il dit comprendre ce qu'elle dit et il dit ne pas parler l'arabe mais le Berbère.
Dans cette situation, le recours au plurilinguisme que l'élève n'a pas sollicité à partir d'une langue supposée maîtrisée est déduite à partir d'un rapport d'origination de l'élève. Cette situation révèle la complexité des relations inter-ethniques entre enfants importées dans l'immigration. En Algérie, les populations qui se définissent comme berbères peuvent avoir un rapport complexe à la majorité politique, à l'instar par exemple des Kurdes avec les Turcs, ou des différentes populations des Balkans entre elles.
" Il peut y avoir importation dans l'immigration de tensions politiques qui vont être véhiculées par les enfants."
Un cas de rappel de souffrance
Arrivés depuis quelques semaines dans un dispositif d'accueil composé d'un grand nombre de familles tchétchènes, une soeur et un frère participent activement à la vie de la classe. Ils cherchent à parler uniquement le français et ils dissimulent toute appartenance ethnique à la Tchétchénie. Lorsqu'un autre élève tchétchène arrive dans le dispositif, l'enseignante le met à proximité de la fratrie. Le frère et la soeur sont très mal à l'aise. L'ainée exprimera plus tard que ce rapprochement en classe lui a rappelé leur père porté disparu après des tortures du régime. Cette élève expliquera aussi ne pas vouloir parler sa langue première en classe suite à son passé très douloureux.
L'instabilité politique de ce pays, la reconnaissance très aléatoire et dangereuse de ce territoire pour l'obtention du droit d'asile a produit des fluctuations et des évolutions dans ces populations immigrées. Des opposants en Tchétchénie peuvent se retrouver dans l'immigration et dans les dispositifs scolaires.
" L'utilisation du plurilinguisme peut rappeler des souffrances vécues par les enfants, souffrances qui ont été mobiles de la migration."
Un cas d'injustice pédagogique
Une enseignante tente d'initier la décomposition des langues de ses élèves dans la classe. La classe est composée de lusophones, d'hispanophones et d'arabophones. L'enseignante parle le portugais et parfaitement l'espagnol. Elle demande aux élèves de dicter ou d'écrire en trois langues la traduction d'une phrase qu'elle a écrite au tableau en français. Pour initier une leçon de grammaire, elle demande aux élèves dans leur langue première de dire s'il y a un sujet et un verbe dans leur langue. Les élèves lusophones et hispanophones ne savent pas répondre à la question, soit parce qu'ils ne maîtrisent pas la grammaire de leur langue d'origine, soit parce qu'ils ne comprennent pas la consigne. L'enseignante prend alors en charge l'exercice dans les deux langues ibériques. Pour la langue arabe, comme l'enseignante n'est pas en mesure de le faire, elle demande à un élève de le faire au tableau. Celui-ci hésite et demande à ses camarades arabophones. Les élèves ne sont pas d'accord sur l'existence d'un sujet en langue arabe. Ils ont tous leur avis, rient, se charrient, se chambrent entre eux. Il en résulte une certaine confusion et une impossibilité pour l'enseignant de trancher. Elle interrompt l'exercice et revient à une forme pédagogique plus maîtrisée et sans plurilinguisme.
La non-maîtrise par l'enseignante d'une langue sur trois va produire une inégalité de traitement pédagogique entre les arabophones et les autres élèves.
" L'utilisation du plurilinguisme peut mettre la légitimité enseignante en porte-à-faux, et il peut aussi créer des injustices pédagogiques."
Le projet des élèves primo-migrants n'est pas le même que le projet de l'enseignant
Le projet de l'élève primo-migrant n'est pas le même que le projet de l'enseignant. Ces élèves sont fortement attachés à se diriger vers la normalité scolaire. C'est un moyen qui leur permet de sortir de l'accommodation migratoire. L'initiative du plurilinguisme va être parfois saluée, notamment au début de leur présence dans le dispositif, mais elle est aussi considérée comme associée à une école qui n'est pas tout à fait la "vraie" école.
Pour les jeunes enfants, la langue première n'agit pas comme un moteur d'identité juvénile. Ce qui va primer c'est la volonté de se fondre dans la normalité scolaire. Au collège, il peut y avoir un usage potentiellement dévié de l'usage de la langue première, avec la fabrication d'une ethnicité qui peut leur sembler soutenue institutionnellement quand elle émane des enseignants. Ce qui peut créer des malentendus sociaux et scolaires.
Là où le plurilinguisme est vraiment un canal de démocratie et de communication pour les enseignants, il peut être vécu comme pour ces élèves comme un rappel de leur étrangeté. Pour ces élèves, l'enjeu de l'usage de leur langue d'origine est secondaire contrairement aux enseignants et aux politiques éducatives.
L'élève peut aussi être en insécurité linguistique quand on lui demande d'utiliser sa langue première. L'enseignant, s'il ne maîtrise pas cette langue, ne va pas être en mesure de le protéger dans cette insécurité.
La langue est un marqueur fort de l'identité culturelle au sens du philosophe Paul RicoeurP.Ricoeur (1988). L'identité narrative. Esprit (1940-), 140/141 (7/8), 295–304. qu'elle soit supposée, qu'elle soit revendiquée ou assignée. À ce titre, elle présente une potentialité d'assignation lorsqu'elle relève d'une figure d'autorité de l'enseignant, légitime et respectée.
" Les élèves peuvent vouloir compter sur justement le regard universaliste et aveugle aux différences de l'école, autant dans certains cas que dans sa capacité à tenir compte de leurs spécificités, là où aussi ils disent vouloir compter sur le caractère imprévu, imprévisible de leurs nouvelles amitiés enfantine et juvénile à l'école. Et donc du coup, il n'y a pas de contrat de communication pédagogique automatique. Il y a une relation pédagogique vraiment à renégocier en fonction des besoins et des demandes de l'enfant et du jeune."
Comment est-ce qu'on peut recourir au plurilinguisme ?
Pour servir l'intérêt de l'enfant, en tant que support de communication et de dévoilement de l'incertitude pédagogique, le recours au plurilinguisme doit évidemment être encouragé. Mais il doit être une demande partagée de l´enfant et de l'enseignant, et non un assujettissement pédagogique à une procédure qui peut lui sembler étrange.
Pour favoriser les atouts et empêcher les freins, les normes plurilingues et les objectifs de ce dévoilement de l'incertitude communicationnelle doivent être prévues, compartimentées et énoncées. Cela peut passer par la réalisation régulière et actualisée d'une fiche qui serait à disposition de l'élève :
- "Je parle en..." ;
- " je veux parler en..." ;
- " je veux parler en.... avec..." ;
- " Je veux parler en ... pendant telle période ".
L'apport pédagogique du plurilinguisme peut aussi être proposé par les enseignants :
- Expliciter aux élèves les objectifs didactiques ;
- Proposer des bilans aux élèves en fin de séance ("Ce que j'ai appris...") ;
- Ce que l'usage du plurilinguisme a apporté lors de la séance.
Pour éviter des malentendus avec les élèves et les familles, dans un premier temps, on peut proposer une initiation plurilingue en complément et non pas en substitut de temps scolaire conventionnel. Cela permet aussi plus facilement des retours en arrière, des tâtonnements de la part des enseignants. Ainsi les apports du plurilinguisme seront plus facilement des leviers explicites pour faire apprendre les élèves.