Pratiques langagières en mathématiques au cycle 1 : Lire un énoncé de problème ou le raconter ?
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Lire un énoncé ou le raconter : de quoi parle-t-on ? | 00:00 |
Les processus cognitifs pour résoudre un problème | 01:00 |
Lire ou raconter dans l'ordinaire de la classe | 03:47 |
Cadres théoriques et méthodologie | 23:26 |
Est-ce que raconter c'est "tuer" le problème ? | 31:56 |
Raconter ou lire influence-t-il les aides apportées aux élèves ? | 37:14 |
Quel est le rôle de la manipulation ? | 42:08 |
Quelle est l'incidence de la valeur des données numériques ? | 46:45 |
Conclusion | 55:00 |
Lire un énoncé ou le raconter : de quoi parle-t-on ?
L’oral a un certain nombre de spécificités :
Les langages oral et écrit n’ont pas tout à fait la même syntaxe. L’énoncé oral se construit essentiellement autour du verbe (« Il a mangé, il s’est brossé les dents puis il s’est couché »), alors que la phrase écrite privilégie la nominalisation (« Après le repas et le brossage des dents, il s’est couché »). De plus, l’oral accepte :
Pour autant et contrairement aux apparences, la syntaxe orale est tout aussi élaborée que celle de l’écrit : elle présente une spécificité, celle de procéder par des effets d’imbrication et de substitution des éléments que la structure en forme de liste fait bien apparaitre.
Pour travailler en formation la place du récit en classe de mathématiques : "Les enseignants pratiquent l'usage des récits en mathématiques" (Centre Alain-Savary, 2017) |
Le mémoireE.Gardan (2024). Lire l'énoncé ou le raconter : quelle incidence sur la représentation du problème chez des élèves de grande section ?.Education. 2023. ffdumas-04227299f.conduit sous la direction de Laetitia Bueno-Ravel, maitresse de conférences à l'INSPÉ de Bretagne, porte sur la résolution de problème en fin d'école maternelle. Erwan Gardan s'est intéressé plus particulièrement à la façon dont l'enseignant transmet les énoncés de problème en GS et à l'influence que cela peut avoir sur l'activité de résolution de problème par les élèves. Le formateur distingue le racontage qui s'appuie sur les spécificités du langage oral et la lecture de l'énoncé qui s'appuie sur les spécificités du langage écrit (cf. l'encadré ci-contre).
Trois modalités de transmission sont investiguées :
- L'enseignant raconte l'énoncé du problème en manipulant du matériel devant les élèves (la plus traditionnelle à l'école maternelle) ;
- L'enseignant raconte l'énoncé sans aucun support matériel ;
- L'enseignant lit un énoncé sans aucun support matériel.
Les processus cognitifs pour résoudre un problème
Jean JuloJ.Julo (1995).Représentation des problèmes et réussites en mathématique. Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.140957. identifie trois processus pour résoudre un problème :
- L'interprétation et la sélection des données qui vont être utiles pour résoudre le problème (données numériques, verbes d'action, chronologie, etc.) ;
- La structuration, c'est-à-dire réunir les données en un tout cohérent en faisant des liens entre tout ce que l'on sait et aussi ce que l'on cherche ;
- L'opérationnalisation qui est le passage à l'action en mobilisant des techniques opératoires ou autres.
Ces trois processus arrivent très rarement de façon linéaire, il y a des allers-retours qui vont se faire entre les processus. Par exemple, une fois qu'on a conduit le processus d'opérationnalisation, il faudra confronter le résultat trouvé à l'interprétation des données du problème. En général pour les élèves, la sélection des données et la structuration posent plus de difficultés. Il y a donc un passage à risque pour les enseignants à prendre en charge le processus d'interprétation/sélection. Pensée pour faciliter le passage à la structuration, l'activité de résolution de problème est alors dénaturée. Jean Julo l'exprime par la métaphore "tuer un problème".
Lire ou raconter dans l'ordinaire de la classe
Dans le cadre des formations en constellation sur tous les cycles (développées dans les plans maths et français), la résolution de problème est une thématique très récurrente. Quand on demande aux enseignants d'apporter des supports de classe sur la résolution de problème :
- Au cycle 3, ils proposent des énoncés sous forme de textes écrits ;
- Au cycle 1, ils proposent du matériel et ils racontent une histoire en manipulant le matériel.
Une rupture franche dans les modalités de transmission apparait aux environs de la deuxième semaine de CP. Les enseignants sont amenés, dans le cadre des évaluations nationales, à lire deux fois un énoncé issu d'un support écrit. Par exemple : " Il y a cinq lapins, il y a trois carottes. Combien de carottes manque t-il pour que chaque lapin at une carotte ? ". Les élèves ont un encart blanc dans lequel ils proposent la résolution du problème. De nombreux élèves échouent alors.
Bien que soit encouragé, dans les programmes, une acculturation à l'écrit par l'accès à des textes écrits (textes littéraires, recettes de cuisine, documentaire, etc.), en mathématiques, les enseignants, dans leur grande majorité, ont une réticence à lire des énoncés devant les élèves. Quand le formateur demande aux enseignants ce qui leur semble difficile, ils pensent que :
- Lire un énoncé éloigne de l'univers familier des enfants ;
- La nature du texte est abstraite et empêche la compréhension ;
- Lire un énoncé convient à certains élèves mais pas à d'autres.
Le formateur a transmis un questionnaire à 39 enseignants (Agrandir le graphique ci-contre), et la modalité "raconter l'énoncé avec du matériel" est mobilisée par 84 % d'entre eux. 58 % déclarent que c'est la modalité la plus utilisée.
Le formateur n'a pas investigué les modalités où les enseignants utilisent un support imagé, avec ou sans matériel.
16 % des enseignants déclarent fréquemment raconter un énoncé sans support matériel et 10% déclarent lire fréquemment des énoncés sans support matériel.
Le formateur a filmé une situation où une enseignante raconte l'énoncé en manipulant le matériel. L'enseignante regroupe cinq élèves de GS les plus en difficulté de la classe.
"Le dortoir " (d'après Dominique Valentin) |
Les procédures observées de deux élèves (Alycia et Adrya) soulignent que l'interprétation, la sélection des données et la structuration n'ont pas posé de difficultés. Les difficultés sont situées plutôt lors de l'opérationnalisation. Ce constat semble contradictoire avec l'idée que les processus d'interprétation/sélection/structuration sont en général les plus difficiles. Émergent alors plusieurs hypothèses :
- le problème est trop facile, mais si c'était le cas la situation des "dortoirs" issue des travaux de Dominique Valentin aurait trouvé sa place plutôt en MS ;
- les élèves sont surentrainés à la résolution de problème, mais la situation a été filmée en début d'année et ne semble pas confirmer cette hypothèse ;
- Le problème a été "tué", quels seraient alors les processus cognitifs empêchés ?
L'énoncé initial quand il est raconté est augmenté :
- par des ajouts situationnels et contextuels, peu utiles à la résolution du problème ;
- par des ajouts conceptuels qui mettent en lumière les données du problème et leurs relations (par des mots, des gestes, des organisations spatiales du matériel, etc.).
Pendant la passation de l'énoncé, l'ajout d'éléments conceptuels simplifierait les processus d'interprétation, de sélection et de structuration et l'usage du matériel renforcerait ce phénomène.
Cadres théoriques et méthodologie
Le mémoire de recherche mobilise différents cadres théoriques pour analyser les situations (p.6-7 du mémoire) :
- la théorie de l'action conjointe en didactique de G. SensevyLe Collectif Didactique pour Enseigner (CDpE).Glossaire de la TACD. Blog.http://tacd.espe-bretagne.fr/glossaire/ (TACD);
- la théorie des situations didactiques de G. Brousseau (TSD);
- la théorie des champs conceptuels de G. Vergnaud (TCC);
- la théorie anthropologique du didactique de Y. Chevallard (TAD);
Les processus cognitifs de Jean Julo sont reconsidérés comme des tâches :
- Quelles sont alors les techniques que les élèves vont mobiliser pour mettre en œuvre les processus? (la "mésogénèse");
- Quel est l'ordre d'apparition de ces processus et leur vitesse d'exécution ? (la "chronogenèse");
- Qui prend en charge ces processus, l'élève ou l'enseignant ? (la "topogenèse"). En particulier, est-ce qu'il y a des effets "Topaze" ?
"En référence à la première scène du film « Topaze » de Marcel Pagnol, l’effet "Topaze" est un des processus fondamentaux dans le contrôle de l’incertitude : le professeur, ne pouvant accepter trop d’erreurs et ne pouvant non plus donner la réponse, la « suggère » en la dissimulant sous des codages didactiques de plus en plus transparents" (Brousseau, 1998).
Quatre questions structurent la recherche :
- Est-ce que raconter l'énoncé "tue" le problème ?
- Raconter ou lire a-t-il une incidence sur la façon dont le professeur aide les élèves ?
- Avec ces modalités, le matériel peut-il devenir un outil pour l'élève, lui permettant d'élaborer sa propre représentation du problème ?
- Le choix des valeurs numériques a-t-il une incidence sur la représentation du problème par les élèves ?
Les aides apportées par l'enseignant sont catégorisées sur une échelle de 1 à 5 en fonction du positionnement topogénétique qu’elles induisent de « très faible » à « très élevée » (p.55-56 de son mémoire) :
-
Relire ou « reraconter » l’énoncé.
-
Faciliter l’expression des élèves et la communication entre les élèves.
-
Signifier qu’il est d’accord avec les propos ou les gestes d’un élève ou reformuler les propos ou les gestes d’un élève.
-
Intervenir pour faire avancer l’enquête, en récapitulant ce qui a déjà été fait, en posant des questions aux élèves, en proposant des représentations pour illustrer les propos d’un élève.
- Prendre en main l’avancée de l’enquête, en utilisant lui-même le matériel pour « faire chercher les élèves », en signifiant l’importance de certains éléments.
Est-ce que raconter c'est "tuer" le problème ?
Le formateur a filmé le début de deux séances. La première est une transmission de l'énoncé raconté et les premiers instants de recherche, et la seconde est une transmission de l'énoncé lu et les premiers instants de recherche.
Énoncé raconté : "Arthur a cinq billes. Il en prête deux à Lili. Combien lui en reste t-il ? " |
Énoncé lu : " Lucie a cinq feutres. Elle en jette deux à la poubelle. Combien lui en reste t-il ? " |
On observe dans la situation :
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On observe dans la situation :
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Raconter l'énoncé ne "tue" pas le problème. Au contraire, cette modalité risque de rendre plus difficile la compréhension de l'énoncé (énoncé plus long et plus complexe) et ne facilite pas l'enrôlement des élèves.
Raconter ou lire influence-t-il les aides apportées aux élèves ?
Dans les deux situations filmées, on retrouve exactement les mêmes façons d'aider les élèves que l'énoncé soit lu ou raconté. On les retrouve dans une même proportion d'aide de niveau 4 ou 5 (pour une analyse fine des situations voir p.59 et p.77 de son mémoire).
Il y a une aide qui n'existe que quand l'énoncé est raconté. On peut l'observer quand l'enseignante reraconte l'énoncé :
video_4 Reraconter l'énoncé : "Arthur a cinq billes. Il en prête deux à Lili. Combien lui en reste t-il ? " |
Quand l'enseignante reraconte l'énoncé :
- le prénom Arthur est mentionné quatre fois, le prénom Lili est mentionné trois fois;
- la donnée 5 est mentionnée bien fort et elle est montrée sur les doigts;
- la donnée 2 est prononcée bien distinctement.
Ce qui manque aux élèves est très fortement suggéré , reraconter l'énoncé accentue nettement l'effet "Topaze".
" Si on raconte quelque chose à quelqu'un et qu'il ne comprend pas et qu'on lui raconte après, on ne va pas lui raconter de la même manière. On va tenir compte de son incompréhension pour adapter notre discours et essayer de lui transmettre tous les éléments qu'on pense qu'il n'a pas bien compris. C'est ça que l'enseignante fait. En fait, c'est assez fin, ça veut dire qu'elle les écoute bien. Elle a très bien compris ce qui leur manquait et elle leur donne." (E.Gardan)
Quel est le rôle de la manipulation ?
L'usage du matériel pour raconter le problème donne trop d'indices d'emblée. Ce qui pose une autre question : est-ce que le matériel va pouvoir prendre un autre rôle dans la résolution de problème ?
video_4 Énoncé : "Arthur a cinq billes. Il en prête deux à Lili. Combien lui en reste t-il ? " (partie 1) |
L'observation de cette situation permet de dégager plusieurs questions :
- qui manipule ? L'enseignante ? L'élève ?
- quand est-ce qu'on manipule ? Au moment de la passation de l'énoncé ? Pendant la recherche ? Après avoir proposé une solution ?
- et surtout, pour quoi faire ? Pour lever les obstacles ? Pour apprendre à surmonter les obstacles ? Pour vérifier ce que l'on a trouvé ?
video_4 Énoncé : "Arthur a cinq billes. Il en prête deux à Lili. Combien lui en reste t-il ? " (partie 2) |
Cette situation interroge la dévolution (Brousseau) par laquelle le professeur donne à l'élève la responsabilité d'apprendre ou de faire seul et que l'élève accepte de prendre cette responsabilité. Dans l'extrait, des signes indiquent qu'une dévolution est en marche, toutefois les élèves ne s'autorisent pas encore à le faire d'eux-mêmes, c'est l'enseignante qui dit de le faire.
Quelle est l'incidence de la valeur des données numériques ?
Énoncé : "Lucie a sept feutres. Elle en jette deux à la poubelle. Combien lui en reste t-il ? " (partie 1) |
Énoncé : " Lucie a sept feutres. Elle en jette quatre à la poubelle. Combien lui en reste t-il ? " (partie 2) |
Dans cette situation, les données du problème étaient plus grandes et ne correspondaient pas à une ou des mains "complètes". On observe :
- un processus d'opérationnalisation plus compliqué, lié au problème d'adéquation unique, aussi appelé "principe de correspondance terme à terme" selon lequel à chaque élément compté correspond un et un seul mot-nombre ;
- un processus de structuration complexe lié au double statut des doigts baissés. Certains correspondent à un retrait et ne font pas partie du problème ;
- le passage nécessaire à d'autres représentations sémiotiques (cubes, dessin, etc.);
- la non-prise en compte par les élèves de l'état initial. En effet, ce qui fonde l'action de ce problème c'est la transformation négative (Vergnaud), c'est le fait de "jeter" et les élèves portent plutôt leur attention sur cette action et l'état final.
Changer la valeur des données numériques avec des nombres différents de 5 et 10 permet aux élèves d'accéder à une compréhension plus fine et plus complète du problème. ils accèdent ainsi à une meilleure prise en compte de l'état initial dans la structuration.
Conclusion
" Si on veut que l’élève résolve le problème, on a tout intérêt à ne pas utiliser de support matériel lors de la transmission de l’énoncé mais de lui permettre ensuite d’y avoir accès pour qu’il mette lui-même en œuvre les 3 processus. La modalité raconter ne facilite pas l’enrôlement des élèves, complique la recherche et favorise les effets "Topaze" par reformulation de l’énoncé. La lecture de l’énoncé sans support matériel permet d’éviter ces écueils tout en favorisant la continuité des apprentissages et en permettant la dévolution de la représentation du problème, notamment grâce à la manipulation et la schématisation. Il est important de choisir des valeurs numériques qui rendent nécessaire une représentation complète du problème." (E.Gardan)
Remerciements...à l'enseignante Julie et ses élèves pour avoir autorisé la diffusion de leur travail. |