Evaluation des enseignants : un nouveau prescrit à traduire en actes
Les nouvelles modalités d’évaluation du protocole d’accord dit « PPCR » (parcours professionnels, carrières et rémunérations) prévoient pour la rentrée 2017 de nouvelles modalités, à travers trois « rendez-vous de carrière » et un « accompagnement des enseignants »… Décrit comme « processus dynamique inscrit dans le temps », « collectif ou individuel », l’accompagnement vise « à soutenir les personnels dans l’exercice de leur mission dans une relation de confiance », dans le but d’aider à analyser les pratiques, à « améliorer la qualité des enseignements », à « faire évoluer les pratiques » ou à préciser les besoins pour construire des formations de proximité. « Les équipes qui bénéficient d’un accompagnement collectif arrêtent, le cas échéant, les modalités de compte rendu et, le cas échéant, de restitution de celui-ci. ». Le texte précise que les acteurs de l’accompagnement sont les cadres dont dépendent les enseignants, le service de GRH, avec l’appui des formateurs (conseillers pédagogiques, maitres-formateurs ou tuteurs), et « selon les besoins » les personnels de l’ESPE.
Dans ce cadre, les inspecteurs ont donc à penser un nouveau cadre de travail avec les enseignants, qui va progressivement remplacer les inspections individuelles. Le Centre Alain-Savary a décidé de s’intéresser à cette évolution des relations de travail entre les métiers. Il tente d’identifier les difficultés auxquelles les différents professionnels vont être confrontés, et les ressources qu’ils vont mobiliser pour faire leur travail dans de nouvelles configurations.
A l’Est, du nouveau
Dans cette circonscription de l’Est de la France, l’inspectrice est convaincue de la nécessité du travail d’accompagnement. Dans son métier précédent de conseillère pédagogique, elle s’est nourrie de didactique, d’analyse du travail et de psychologie sociale en suivant un Master « Métiers de la Formation » à Clermont-Ferrand. Elle sensibilise son équipe et répond favorablement à la demande de l’IA-IPR de porter un regard croisé sur la prochaine évaluation d’école de sa circonscription.
C’est une autre rencontre, avec le directeur de l’école primaire d’un bourg favorisé, qui lance le projet. Avec 14 classes dont la moitié bilingues, 20 enseignants, 370 élèves, des bâtiments de l’élémentaire loin de la maternelle, elle-même séparant en deux les classes bilingues des classes monolingues, le directeur est demandeur d’un travail conjoint avec la circonscription. Si l’école obtient de très bons résultats scolaires et que la liaison avec le collège donne satisfaction, IEN et directeur convergent dans un premier diagnostic sur certaines difficultés en mathématiques, l’évaluation, mais aussi le travail partagé dans les classes ou le suivi des élèves fragiles.
Une rencontre a lieu entre l’équipe de circonscription et les enseignantes, qui permet de valider plusieurs modalités afin de nourrir des « observables partagés » :
- Des observations individuelles « classiques » en classe, par l’IEN ou un conseiller ;
- Des observations « longitudinales » dans plusieurs classes sur des thématiques identifiées : le conseiller EPS observe plusieurs séances en salle de motricité, filmant des micro-séquences de trente secondes avec une tablette. Il a déjà fait d’autres observations en natation. Le PRNE (personne-ressource au numérique éducatif) réalise un état des lieux de l’utilisation des ressources numériques, par des visites et des échanges avec les enseignants dans les classes ;
- Environ un tiers des enseignantes acceptent des enregistrements vidéos qui vont être le support d’entretiens d’auto-confrontation ;
- Des photos sont prises dans les classes, selon des règles éthiques clairement énoncées (exclusivement des affichages, des outils ou des aménagements). Elles seront des supports pour la restitution.
Des autoconfrontations à partir de vidéos, une prise de risque pour tous ?
Pour l’IEN, qui a pratiqué ainsi depuis plusieurs années avec les enseignants volontaires dans ses fonctions de conseillère pédagogique, la vidéo permet « la prise en main réelle par l'enseignant de son analyse. Il a la main sur son activité, il s'arrête quand il a envie de parler à partir des extraits filmés lors de la séance de classe. Il peut revenir sur ce qui le valorise ou ce qui lui est inconfortable. On réduit le poids de la narration, du subjectif, on accède à des éléments immergés de l’iceberg de l’activité par les reformulations ou questions posées. La vidéo est ensuite détruite, pour garantir la confiance ». L’IEN intègre également dans l’entretien les éléments qu’elle a identifiés, avant de clore l’échange en demandant à l’enseignante de reformuler les pistes qu’elle retient.
Ainsi, une enseignante avec qui elle conduit un entretien prend pleinement conscience d’une tension dans son travail : elle utilise des fiches individuelles en place de longue date dans l’école, mais se rend compte dans l'entretien d'analyse de la vidéo que c'est peut être en tension avec son souhait de développer la coopération et le travail de groupe...
Les conseillers pédagogiques, eux, vont mener pour la première fois une autoconfrontation croisée entre deux enseignants d’une même classe bilingue (les deux enseignantes commentent ensemble une séance de classe de l'une et de l’autre)… « On était inquiets avant de commencer, on n’a jamais vraiment fait ce genre de choses, et on a beau avoir notre idée sur ce dont on a envie de parler à partir des vidéos de classe, on ne sait pas vraiment ce sur quoi vont s’arrêter les enseignantes, ce qu’elles vont vouloir creuser. C’était un peu anxiogène pour nous ». Lorsque l’entretien démarre, la tension est palpable, chacun.e des quatre protagonistes ne sait pas vraiment ce qui va advenir. Pourtant, la description conjointe des tâches proposées aux élèves permet de faire remonter les difficultés liées à la numération en allemand, mais aussi à la situation-problème proposée. Alors que les conseillers pédagogiques avaient pensé axer la discussion sur la coordination entre les deux enseignantes, ils se rendent compte que c’est la discussion conjointe sur les enjeux des situations observées qui nourrissent chez les deux enseignantes la prise de conscience qu’elles n’ont pas assez anticipé par leurs échanges la nature des difficultés que les élèves pouvaient rencontrer dans les tâches proposées. « On était tiraillés entre parler et les laisser parler, mais on a vite vu qu’elles se prêtaient au jeu plus facilement qu’on l’imaginait»… En effet, dans l’école, certains enseignants peuvent à ce moment se sentir déstabilisés par la « pression » que représentent toutes ces présences extérieures sur leur lieu de travail… et la tension est palpable à certains moments.
Dans l’autre bâtiment, le CPC EPS revient sur les observations. Sur le temps du midi, il présente à quatre enseignantes ses extraits filmés qu’il a pris le temps d’organiser. Il les sécurise en insistant sur leur bienveillance envers les élèves, et la structuration de leurs séances (mise en activité, structuration, retour au calme). Mais les enseignantes sont impatientes de découvrir les vidéos. « C’est la première fois qu’on se regarde travailler les unes les autres ». Les thèmes défilent : la sécurité, le temps d’engagement moteur des élèves, le rôle du langage en EPS, la prise de conscience des gestes professionnels des unes et des autres, l’organisation des situations didactiques. « La discussion sur les fondamentaux du geste de lancer, le temps nécessaire pour apprendre, ce qu’on perd et ce qu’on gagne à ne pas aller trop vite, c’est tout de suite plus intéressant à partir de leur activité de classe réelle » nous précisera ensuite le CPC. Mais c’est déjà l’heure de la pause, il faut déjeuner avant que les élèves ne reviennent. Malgré la contrainte, la discussion continue…
Débriefing à la circo…
Le lendemain, l’équipe de la circonscription au complet se retrouve, rejointe par l’IA-IPR qui a demandé à assister au débriefing, et un membre du Centre Alain-Savary. Chacun sait que la phase à venir n’est pas la moins délicate. Il va falloir croiser les regards, mais aussi construire rapidement le contenu de la restitution prévue dans quelques jours à l’école. L’IEN souligne les tâtonnements : « Les années précédentes, nous avions testé plusieurs modalités de restitution avec les équipes, mais on n’était jamais vraiment satisfaits, même avec des observables définis et partagés. Au début, c’était un peu descendant. La première fois, on avait choisi de faire une restitution en regroupant six écoles évaluées, mais malgré notre engagement d’anonymat, les personnes pouvaient se reconnaître et c’était plutôt tendu. On est à la recherche de cet équilibre difficile : comment faire participer les personnes sans complaisance, les amener à se transformer à la fois de manière collective et singulière ? »
L’IEN a donc préparé ce moment collectif au sein de l’équipe de circonscription, et propose de construire la réunion autour de « malentendus » (malentendus entre élèves et enseignants, mais aussi entre enseignants et équipe de circonscription). En effet, les nouvelles modalités de l’évaluation modifient les anciennes conceptions sur le rôle de l’évaluation-sanction, la place de l’inspecteur, le rôle des conseillers pédagogiques, parfois « soupçonnés » d’être le bras armé de l’inspecteur. Pour « lever les malentendus », l’équipe qui conduit le travail doit aussi accepter d’énoncer ses propres doutes et de reconnaître ce qui est difficile dans ce qui est à faire.
Les différents membres de circonscription soulignent leur ressenti sur la qualité de la relation entre les enseignants, les parents et les élèves, les séances bien structurées, une bienveillance palpable dans les différents espaces de l’école. Pour autant, dans les apprentissages, les enseignants sous-estiment généralement les enjeux de certains moments, comme l’ont souligné les différents entretiens menés. Ainsi, dans le collectif suivant la pratique observée en EPS, le conseiller est déjà revenu sur des « malentendus » concernant les conditions de l’apprentissage et il a expliqué que le « temps d’activité des élèves » est peut-être moins important que la qualité des échanges langagiers que l’enseignant va conduire pour développer des apprentissages.
Il apparait que le moment est crucial, et chacun veut revenir dans le détail sur ce qu’il a ressenti de ses propres difficultés professionnelles dans ces nouveaux types d’entretien. Là aussi, il faut prendre du temps et du recul pour mettre en mots ce qui se passe. Deux jours plus tard, une nouvelle réunion d’équipe de circonscription, à laquelle s’est à nouveau joint l’IA-IPR, prépare dans le détail la restitution. On cherche à revenir sur les « observables » définis en amont par l’équipe, qui doivent constituer le cœur de ce moment à venir : le rôle du langage oral dans les disciplines, la compréhension, les mathématiques, la gestion de la diversité des élèves, les enjeux de la planification sur la motivation, la différenciation, l’explicitation… Chacun se met donc à préparer ce qui va être présenté, avec le souci de positiver, mais aussi de nourrir des échanges exigeants pour tous, avec l’appui des photos prises dans les classes.
Le moment-clé de la restitution
Quelques jours plus tard, c’est l’instant fatidique. Les peurs mutuelles vont-elles être présentes ? s’exprimer ? Le temps qui est passé depuis les visites a-t-il renforcé les inquiétudes ?
La salle, installée en carré pour favoriser les échanges, a été préparée par le directeur. Les membres de la circonscription présentent leur ressenti des échanges et observations, on s’appuie sur les photos recueillies dans l’école pour souligner ce qui fonctionne. « Déjà, j’ai senti le stress retomber » se souvient la conseillère pédagogique. La qualité de l’écoute et les postures attentives ne laissent pas de doute. L’IEN acquiesce : «je craignais que les postures ne soient figées, mais chacun s’est exprimé, a osé parler de son stress. J’ai pris le temps de reposer le cadre, mais en démarrant sur l’expression des ressentis de chacun. J’avais en tête les expériences précédentes qui avaient été trop descendantes. Mais surtout, cette fois, on a pris le temps de réfléchir dans le détail aux modalités de retour, grâce à l’échange avec l’IPR et l’IFE. Chacun a pu intervenir ».
Des enseignants témoignent de l’impact de l’utilisation de la vidéo : « J’ai trouvé ça vraiment très constructif, on voit et on comprend plein de choses » ; « en fait quand on revient sur l’analyse de la séance, d’habitude, on revient sur les élèves, et jamais sur soi. Là quand on se voit à l’image, on revient sur soi, sur ses intentions, et on ne s’y attend pas du tout. Et on découvre aussi les manières de faire d’autres collègues, et on peut en discuter ». Comme déjà évoqué, les CPC soulignent aussi la difficulté pour eux de réagir en temps réel, de faire des choix sur les questions posées par les enseignants, de prendre en compte les focales choisies par l’autre formateur… « Le fait de ne plus être dans le « bien ou pas bien », mais d’avoir appris à échanger sur le mode « ce qu’on perd, ce qu’on risque, à faire ce qu’on fait », ça modifie la relation avec les enseignants, mais aussi entre nous. On réduit le jugement, la demande de conformité ». Le PRNE (personne-ressource "numérique éducatif") explique aussi l’intérêt qu’il a eu à aller observer de près les usages des outils numériques, à comprendre la nature des difficultés posées par ces outils dans les pratiques pédagogiques.
Du coup, la présentation des «observables » rencontre une pleine écoute. On apprécie de revenir sur des traces précises de l’activité des maitres et des élèves, de revenir sur ce qu’on fait sans en avoir conscience, de découvrir des images et des pratiques intéressantes mais pas toujours partagées au sein de l’école. La place du directeur est reconnue, même si lui aussi se sent questionné sur les propositions qu’il fait pour nourrir les espaces de concertation.
Au bout de deux heures d’échanges, la conclusion humaniste de l’IPR, soulignant ce que la démarche apporte à chacun qui apprend des autres, met des mots sur le travail, nourrit le sentiment de travail « bien fait », respectueux des personnes. « On a même été un peu surpris de voir les conversations se poursuivre lors du temps informel qui a suivi. On comprend que la circonscription n’était pas venue avec l’intention de juger, mais avec l'ambition d'être utile au travail quotidien dans l'école.
Trois axes pour avancer ensemble
Conséquence logique dans la recherche de cohérence de l’IEN, c’est le conseil des maitres suivant qui va tirer les pistes que l’équipe de l’école a décidé de creuser, en privilégiant trois axes qui seront validés par l’équipe de circonscription et inclus dans le rapport d’évaluation :
- développer la production d’écrits en multipliant les occasions quotidiennes de pratiquer l’écrit, de la maternelle à la fin du CM, en imaginant des actions inter-cycles, et en observant le travail des autres classes. « De l’avis de toutes les personnes présentes, des moments d’échanges de pratiques et de mutualisation des outils devront être dégagés » ;
- gérer la diversité des élèves en revisitant les temps d’APC et les PPRE, en observant les modalités de différenciation et de remédiation dans les classes ;
- mettre en œuvre un parcours éducatif de santé de l’élève, notamment en structurant davantage les priorités d’enseignement de chaque cycle en EPS et en croisant avec les autres domaines d’enseignement.
Une constante revient sans cesse : le travail en équipe. Les enseignantes souhaitent échanger davantage au sujet de leurs pratiques, mais aussi mutualiser les outils. Le directeur et son équipe vont donc poursuivre le travail pour l’année prochaine, en repensant l’organisation des différents conseils et des espaces de formation, et en accordant du temps au travail de concertation. L’équipe de circonscription, elle, sait que son travail ne s’arrête pas là : elle devra poursuivre l’accompagnement en fonction des besoins exprimés, et proposer un bilan d’étape dès la prochaine rentrée. Tout un programme…