Michel Ramos : "Analyser n'est pas juger"
La mise en œuvre des nouvelles modalités de formation initiale a collectivement amené les formateurs de la faculté d'éducation de Montpellier dans un travail d’analyse de séquences de classe disponibles sous forme vidéo. Il s’agissait de développer la capacité d’analyse des situations professionnelles chez les étudiants. Pour cela, nous avons utilisé des vidéos courtes mettant en scène des enseignants, débutants ou expérimentés, généralement absents au moment de l’analyse en TD, mais toutefois présents d’une certaine façon puisque nous disposions presque toujours d’un petit bout d’autoconfrontation en vidéo également.
Le travail mené à cette occasion m’a fait prendre conscience du fait que nous, les formateurs, avons la même tendance spontanée que les étudiants à penser dans un double registre « positif/négatif » au moment d’analyser un extrait de film. C’est dans le but de ne pas en rester à ce simple constat que ce texte essaie d’expliciter la différence entre jugement et analyse, et les raisons pour lesquelles nous sommes prompts à penser en termes de jugement
Qu’est-ce que former ?
En cherchant à développer la capacité d’analyse des situations professionnelles chez les étudiants, nous sommes confrontés à nos propres conceptions, plus ou moins implicites, en tant qu'enseignants et en tant que formateurs. Les deux modèles ci-dessous peuvent être dialectiquement considérés comme les deux pôles d’un axe sur lequel chacun d’entre nous se situe, avec son propre dosage des deux pôles :
- un modèle de l’enseignant efficace qui privilégie une approche techniciste et applicationniste. Il s’agit ici de prescrire les « bonnes » manières de faire et de mettre au jour les « mauvaises » façons d’enseigner afin de s’assurer de la diffusion des comportements attendus chez les futurs enseignants.
- un modèle du praticien réflexif qui met en avant le développement de la «capacité à faire face de façon autonome à des situations éducatives complexes»PAQUAY, L. (2012), Continuité et avancées dans la recherche sur la formation des enseignants, Les Cahiers du GIRSEF, n°90, mai 2012, p.6 : http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/girsef/documents/cahier_90_Paquay_final.pdf. Ces deux alinéas présentant deux épistémologies concurrentes de formation sont très directement inspirés de cet article..
Si, sur le mode déclaratif, nous penchons à peu près tous, plus ou moins, vers la seconde approche de formation, nos réactions, en présence d’une situation de classe, témoignent assez régulièrement de la primauté en nous de conceptions plus anciennes ou plus spontanées, pour lesquelles l’apprentissage du métier se suffirait de l’inventaire des bonnes et mauvaises pratiques. Cela se traduit notamment par l’expression assez fréquente de jugements massivement négatifs (et parfois positifs) face à un extrait vidéo, qu’il mette d’ailleurs indifféremment en scène un débutant ou un expert confirmé:
Or analyser n’est pas juger.
Distinguer analyse et jugement
Il convient donc de nous rappeler à chaque instant ce que signifie analyser et en quoi l’analyse se distingue du jugement et de l’évaluation. Entre visée herméneutique (comprendre) et visée prescriptive et normative ([faire] agir de façon conforme), quelles différences méthodologiques dans l’analyse d’un moment de classe ?
- Analyser un moment de classe, c’est le déconstruire méthodiquement de manière à en faire émerger quelques points-clés à mettre en travail, c’est le décomposer afin d’en faire apparaître les logiques internes, c’est le démonter afin de s’en assurer la compréhension. C’est se situer dans une recherche d’internalité. Dans cette perspective, le point de vue de l’acteur est essentiel, le sens qu’il donne à son action éclairant.
- Juger l’action d’un professionnel, c’est la rapporter à une norme idéale, loin d’être du reste toujours explicite, pour mesurer l’écart qui l’en sépare. C’est se penser en évaluateur, dans une position d’extériorité et de verticalité, en surplomb de l’objet regardé. C’est installer une dénivellation dans la relation au visionné. Cette posture d’évaluation, à l’inverse de la posture compréhensive de l’alinéa précédent, s’accompagne souvent d’une posture de conseil (cf. les attitudes de PorterPar exemple : https://www.univ-montp3.fr/infocom/wp-content/REC-attitudes-et-reactions8.pdf ) : non seulement je vois et je dis ce qui ne va pas mais je sais aussi comment il convient d’agir pour que ça aille.
La méthode d’analyse suivante peut contribuer à nous préserver d’une posture trop normalisante et prescriptive :
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Une analyse sans disposer de l’autoconfrontation est-elle possible ?
Si on prend le terme « analyser » dans son sens habituel, la réponse est oui. Il s’agit ici de décomposer un tout en ses éléments de manière à le définir, le classer, le comprendreDéfinition du Trésor informatisé de la langue française http://atilf.atilf.fr/ . Utiliser un extrait de film tourné dans une classe afin d’interroger les différents temps de la séance (par ex., la passation de la consigne ou les modalités de mise au travail des élèves), leur enchaînement et les transitions, la communication verbale et non verbale de l’enseignant·e, etc., peut se révéler tout à fait intéressant même si la prudence reste fortement de mise au moment d’attribuer à l’enseignant·e des intentions, des préoccupations et autres contenus de pensée.
En revanche, dans le cadre théorique du cours d’action (ou de l'analyse du travail), le mot « analyse » prend un sens plus précis dans la mesure où il y est souvent associé au mot « activité » et où ce dernier a une signification très précise qui renvoie toujours à une dimension réflexive et donc interne. Par exemple, le site NEOPASS en donne la définition suivantehttp://neo.ens-lyon.fr/neo/formation/analyse/glossaire:
Activité : ensemble d’actions se déployant dans une unité de temps et d’espace, intégrant des composantes visibles (comportements observables) et des composantes invisibles (d’un point de vue extérieur), notamment cognitives, intentionnelles, affectives, perceptives dont seul l’enseignant peut préciser la nature et la dynamique d’émergence selon les contextes professionnels vécus (par le biais d’un entretien d’autoconfrontation).
Dans cette perspective, le point de vue de l’acteur est plus qu’éclairant, il est incontournable. Sans lui, impossible d’accéder à son activité et donc impossible de l’analyser. Tout juste pourra-t-on parler de description et d’interprétation de son activité.
En conclusion, quel que soit le contexte d’utilisation du mot « analyser », et sans s’interdire de faire en fin de TD quelques apports didactiques ou pédagogiques sur tel ou tel point mis en exergue par l’analyse, je crois fortement à la nécessité de se garder de juger la prestation de l’enseignant filmé pour rester dans les marges d’une bienveillante et analytique neutralité.