De l'(in)égalité de traitement dans le champ éducatif ? Synthèse et bilan de la journée, Eric Cédiey, directeur d'Inter Service Migrants-CORUM
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L’éducation face aux discriminations…
C’est comme ailleurs
Pour ce qui en fut exposé lors de la journée d’étude, le champ de l’éducation semble connaître des phénomènes de discriminations et d’inégalités ethnico-raciales tout à fait concordants avec ce qui est observé ailleurs. Y compris dans le détail. Ainsi, par exemple, du problème de l’éviction scolaire spécifique des garçons maghrébins pointé par Françoise Lorcerie : dans l’accès à l’emploi ou l’accès au logement, les résultats des testing montrent régulièrement que les jeunes hommes maghrébins sont confrontés à des discriminations ethnico-raciales plus fortes que les jeunes femmes maghrébines.
Comme ailleurs, l’attitude première dans le champ de l’éducation semble être de ne pas voir les discriminations et les inégalités ethnico-raciales, ou de refuser de les voir comme telles. Les acteurs éducatifs investis sur le problème ont plusieurs fois témoigné, lors de la journée, du « déni » ou de la « cécité » de leurs milieux professionnels ou de leurs institutions. Cette occultation n’est pas seulement celle des acteurs du champ, elle est aussi le fait de la recherche sur ce champ. Fabrice Dhume l’a souligné : pour sa revue de littérature sur les cinquante dernières années, une requête avec le mot-clé « discrimination » n’a rien trouvé, sinon un travail esseulé à la fin des années 1970 sur la discrimination des enfants immigrés à l’école. La même occultation a prévalu ou prévaut toujours sur les autres champs sociaux. Ainsi, le premier testing scientifique mené en France sur les discriminations raciales à l’embauche, ainsi que dans l’accès au logement, remonte aussi à la fin des années 1970. Mais ses résultats, pourtant édifiants, sont passés inaperçus, y compris dans le milieu de la recherche. Il a fallu redécouvrir le problème plus de vingt ans après.
Fabrice Dhume a insisté aussi sur la nécessité d’un renversement du regard pour être capable de voir les discriminations. La question de l’éducation en effet s’est historiquement constituée sur le présupposé de l’incompétence des publics : le défaut, la défaillance, le manque, sont du côté des élèves à éduquer et de leur contexte familial. Or la question de l’inégalité de traitement réclame de déplacer l’examen du côté des fonctionnements des institutions éducatives et des pratiques de leurs acteurs. Pour pouvoir simplement voir une inégalité de traitement, il faut être disposé à considérer que le défaut ou la défaillance puisse être aussi de ce côté-là. La nécessité de ce basculement est commune à tous les domaines et à tous les critères. Elle est la marque du déboulé de la question des discriminations sur les discours classiques de l’intégration ou de l’insertion (scolaire, professionnelle, urbaine, etc.). Le premier rapport public commandé en France sur le sujet des discriminations ethnico-raciales le soulignait déjà (1999) : « on ne gagne rien à raisonner en terme de lutte contre les discriminations si cela ne signifie pas qu’on déplace l’accent d’une réflexion sur les carences des candidats à l’intégration vers une réflexion sur les raideurs de la société d’accueil ».
Ce n’est pas pareil
Bien plus souvent que les professionnels d’autres secteurs, il semble que les acteurs de l’éducation qui sont confrontés au constat des inégalités de traitement dans leur milieu professionnel en conçoivent d’abord une réelle « souffrance ». Cette souffrance s’exprime, elle est nommée comme telle, plusieurs interventions en ont témoigné lors de la journée d’étude. Elle fait écho à la souffrance des discriminés, ces élèves qui finissent par intégrer les inégalités qui les affectent, et se perdent bien plus souvent, d’après leurs enseignants, dans la désespérance que dans la violence.
« Travailler sur les discriminations ? C’est se mettre en difficulté, personnellement ». Cette difficulté voire cette souffrance n’est pas celle du simple témoin ; elle est celle de qui réalise qu’il est coproducteur de discriminations sans qu’il ne le soupçonnât ni qu’il ne le voulût. Au cours des interventions de la journée, il est en effet apparu que les professionnels de l’éducation, sans doute plus fréquemment et plus rapidement que d’autres, comprennent avec lucidité qu’ils peuvent très facilement participer, de fait, à des discriminations, dans des contextes où tout y mène : les routines installées, les évidences non questionnées, les normes instituées, les contraintes à gérer… Dès lors le professionnel transforme sa remise en cause de soi en remise en cause de son institution, l’Ecole. En effet celle-ci est alors sous le feu d’une contradiction flagrante entre la mission d’égalité qu’elle affiche à son fronton et le fait qu’elle puisse abriter des inégalités de traitement chez elle. Une telle contradiction ne taraudera pas d’autres institutions dans d’autres domaines, comme l’entreprise ou le marché du logement, qui n’affichent pas la même mission…
Les acteurs de l’éducation qui sont intervenus au cours de la journée se sont également montrés particulièrement lucides sur la place qu’ils tiennent dans ce qu’on appelle la discrimination systémique. Ont ainsi été identifiées comme alimentant un système qui fait le lit des inégalités de traitement : la reproduction des ségrégations spatiales à travers la carte scolaire ; les dérogations à la carte scolaire et les concurrences entre établissements ; les règles de choix d’affectation des enseignants ; l’externalisation du travail personnel des élèves (les devoirs à la maison) ; la « compétition scolaire », les critères d’évaluation des établissements, etc. On peut penser que certains schémas déjà établis dans les analyses et les politiques de l’éducation, comme la prise en compte d’une « communauté éducative » incluant les parents, la prise en compte des relations formation-emploi autour notamment de l’enjeu des stages en filières professionnelles, la prise en compte de l’environnement ou du « territoire » avec les Zones et les Réseaux d’Education Prioritaire … sont autant d’approches qui aident aujourd’hui les professionnels de l’éducation à percevoir, sans doute mieux que d’autres, la discrimination systémique qui se joue sur leur champ, et la distribution de sa coproduction entre divers acteurs et les contraintes qui les lient.
L’éducation contre les discriminations…
C’est jouer des contraintes et des alliances
Autant si ce n’est plus qu’ailleurs, les inerties institutionnelles et les contraintes systémiques semblent donc alimenter bon nombre des processus inégalitaires et discriminatoires qui se manifestent dans le champ de l’éducation. Pour lutter contre cela, il faut que les acteurs puissent et sachent déroger : déroger aux habitudes, aux évidences, aux contraintes.
Ainsi de cette inspectrice d’académie qui tient à participer elle-même au comité de pilotage d’un projet de lutte contre les discriminations dans les fonctionnements d’un collège, et qui s’adresse ainsi aux professionnels qui vont s’y impliquer : le sujet est difficile et douloureux pour vous, mais il l’est aussi pour l’institution ; pour autant il est impérieux d’y aller ; allez-y, expérimentez, et il n’y a pas d’attente de ma part en terme de résultats des élèves. Après qu’elle s’est exposée et engagée, l’institution elle-même lève ici la contrainte sur les résultats, dont on sait combien elle peut alimenter les discriminations. Et un espace d’expérimentation est ouvert, où l’on pourra déroger aux habitudes.
Ainsi de ces deux chefs d’établissements qui expliquent qu’il faut redéfinir, puis ne pas oublier, les priorités qu’on se donne. L’un dit que sa priorité est aujourd’hui que tous les élèves puissent aller jusqu’où ils sont capables, mais que cela réclame que la compétition scolaire soit moins féroce parce qu’elle est incapacitante, et que du coup la proportion d’élèves de l’établissement obtenant une mention au diplôme est un indicateur dont il s’affranchit. L’autre dit que sa priorité constante est de rouvrir le champ des possibles pour tous les élèves, et que les actions concrètes permanentes que cela requiert passeront si besoin avant la réponse au formulaire de la dernière enquête institutionnelle.
Tous notent la nécessité de s’engager et de travailler à plusieurs contre les discriminations. « Ma seule volonté ne suffit pas. Il faut un engagement institutionnel, et partenarial ». Un autre intervenant précise que tout changement dans les pratiques doit être validé en équipe pédagogique. Et les « effets de levier », les « effets de réseau » et les « diffusions » que les dispositifs partenariaux permettent ont été maintes fois évoqués lors de la journée. Les combinaisons de partenaires offrent en outre à chacun des ressources tactiques vis-à-vis de sa propre institution : ainsi, au sein d’un groupe de travail rassemblé dans le cadre d’un Plan local de prévention des discriminations (dispositif de l’Acsé), chaque membre est présent au titre de son institution, mais en retour sa participation au Plan local de prévention lui donne une légitimité et des arguments pour développer le sujet des discriminations dans son propre organisme. Un établissement scolaire par exemple.
C’est innover dans les fonctionnements
Au sein de l’éducation comme dans tout autre secteur, pour contrer la production des discriminations ou plus généralement des inégalités de traitement, il faut passer à l’examen toutes les pratiques professionnelles : il faut réviser chaque outil, chaque manière de faire, chaque règle et chaque norme, formelle ou informelle, à l’aune du risque qu’elle construise ou entretienne une inégalité. Et chaque fois que ce risque apparaît, ou que l’on pourrait mieux faire, il convient d’inventer une nouvelle façon.
Les questions et les enjeux sont lourds, mais les solutions à tester parfois simples, qui relèvent souvent d’un aménagement technique. Ainsi, les moments d’orientation et de sélection dans les parcours scolaires (comme dans tout autre domaine) comportent des risques discriminatoires importants clairement identifiés, et que divers intervenants ont évoqués lors de la journée d’étude. L’un d’eux en soulignant simplement que certaines fiches ne devraient pas porter le nom de l’élève et encore moins celui de son établissement d’origine. Un autre intervenant se demande : qu’est-ce que produit la notation sur 20 quand certains élèves à leur entrée dans le secondaire, ayant souvent les mêmes profils et les mêmes parcours, passent leurs huit premières semaines à plafonner à 4 avant de pouvoir faire mieux ? Et d’opter pour une échelle de notation plus courte ou non numérique, forcément moins discriminante.
L’effet inégalitaire de l’externalisation du travail personnel des élèves (les devoirs à la maison) est également un problème bien identifié et plusieurs fois mentionné dans les interventions. Un chef d’établissement soulève ainsi la question : dans quelle mesure une commande uniforme de devoirs personnels n’est-elle pas, en fait, une rupture d’égalité entre les élèves, dès lors qu’à la maison leurs conditions de travail et leurs ressources disponibles ne sont pas comparables ? Son équipe pédagogique a décidé de mettre en place des séquences d’enseignement d’une heure trente incluant trente minutes consacrées à l’amorce du travail personnel des élèves, pendant lesquelles certains d’entre eux peuvent recevoir une aide, et d’autres apprendre à l’apporter.
Le problème étant systémique, les changements à tenter ne concernent pas seulement le traitement direct des élèves. Ainsi dans tel collège, on a supprimé les réunions parents-professeurs « doctorales » : les professeurs ne sont plus « en estrade », la réunion se tient tout le monde à niveau, et désormais les enseignants répondent mieux aux questions de tous les parents telles qu’elles viennent. Le chef d’établissement imagine maintenant organiser des rencontres entre les parents des maternelles du secteur et les professionnels du collège, afin que toutes les familles puissent mieux se projeter dans une carrière scolaire pour leurs enfants.
Il faut bien sûr, au-delà, que les innovations de terrain montent en généralité. Il faut que l’aggiornamento saisisse l’institution scolaire, qui pour lutter contre les discriminations doit innover y compris dans le traitement de ses personnels : leur formation, leur affectation, l’évaluation de leur travail. Il faut que l’innovation antidiscriminatoire habite tout le spectre de la politique de l’éducation.
C’est retrouver du sens
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil
« Nous pouvons tous être coproducteurs de discrimination. Mais nous devons tous faire en sorte d’être coproducteurs d’égalité, c’est notre responsabilité ». Face aux discriminations, les éducateurs retrouvent tout le sens de leur mission professionnelle, cette promesse d’égalité affichée aux frontons. Il faut savoir partir d’un certain constat, qui peut être douloureux, mais qui remet en lumière la direction et l’objet de son travail quand on fait profession d’éducation. Comme dans tous les secteurs en outre, se confronter aux discriminations ouvre un espace de professionnalisme du simple fait que le travail à conduire porte sur les pratiques professionnelles elles-mêmes.
Ce travail ne fait pas œuvre spécifique, mais œuvre commune. Ce qui est mis au point pour prévenir les discriminations contre certains revient toujours à enrichir le traitement de tous. La prévention des discriminations amène à questionner les fonctionnements des institutions éducatives en général, et pas seulement en Zone d’Education Prioritaire. On remarquera que tous les exemples d’innovations et de propositions mentionnés plus haut touchent tous les élèves. Le résultat est systématiquement inclusif, et non pas particularisant. Encore un exemple : sur le constat d’un manque d’échanges avec les familles d’origine turque et avec pour premier objectif d’accroître les relations avec elles, un établissement se lance dans une expérimentation d’enseignement de la langue et de la culture d’origine ; mais pour tous les élèves, et intégré au temps scolaire : non pas, comme souvent les anciens ELCO, « pour eux » et « en dehors », mais « pour tous » et « dedans ».
Ce n’est pas déroger au principe d’égalité, c’est l’enrichir. C’est préciser et compléter la conception bien ancrée de « l’égalité formelle » par celle, plus récente, de « l’égalité réelle ». La première conception dit que le principe d’égalité, c’est traiter de façon égale. La seconde précise et complète : c’est traiter de façon égale les situations égales, et de façon différente les situations différentes − ce qui est parfaitement possible en droit public français. Car traiter de façon égale des situations différentes peut faire obstacle à l’égalité.
Voilà très exactement le cadre rénové pour analyser, par exemple, le questionnement cité plus haut sur la commande uniforme de devoirs à la maison, ainsi que la réponse qui lui fut apportée en l’espèce. Une réponse inclusive, une fois de plus. Pour relever la promesse qui est toujours à son fronton, l’Ecole doit relever le défi de l’égalité dans ses termes les plus actuels.