Patrick Picard : Où en est la Refondation de l'Education Prioritaire ?
La ministre a invité les intervenants à être concret et pragmatique, à partir du terrain et à parler librement des difficultés autant que des réussites. Je vais donc oser cette posture, sans langue de bois, en articulant passé, présent et avenir. En réfléchissant à voix haute sur pourquoi une réforme réussit ou échoue…
Pour parler de l’éducation prioritaire (EP), redevenue prioritaire, je vais notamment parler de la mise en œuvre de « plus de maitres que de classes » (PDMQC), à partir de notre expérience d’une centaine de journée d’accompagnement en académie, au cours desquelles nous travaillons avec les formateurs et les pilotes. Mais avant, je voudrais citer les conditions de réussite d’une réforme, telles que résumées en 2008 par Levin et Fullan (et que cite mon collègue O. Rey dans le Dossier de veille de l’IFÉ • n° 107 • Janvier 2016, Le changement, c’est comment ?) :
- des objectifs restreints mais atteignables et compréhensibles par le plus grand nombre ;
- une mobilisation positive des enseignants ; ce qui compte n’est pas la réforme, mais son appropriabilité par ceux qui la mettent en œuvre, a dit V. Peillon ce matin ;
- un leadership partagé qui met en mouvement tous les acteurs, du ministère aux établissements ;
- des possibilités d’agir pour les acteurs en vue de résultats ambitieux et publiquement fixés, avec une impulsion qui « pousse » à agir, mais qui en même temps « tire » pour y aider.
- une communication cohérente dans le temps sur les objectifs prioritaires du changement.
- De nombreuses études montrent également qu’une condition du changement effectif réside dans le développement professionnel produit par les interactions entre pairs, en l’occurrence entre acteurs de l’éducation : enseignants, mais aussi encadrants (chefs d’établissement, inspecteurs…) et personnels des établissements scolaires qui contribuent à la vie éducative. C’est ce que nous appellerons l’intermétier et c’est actuellement une des pistes travaillées par le bureau de l’EP de la DGESCO.
Une genèse, pour comprendre le problème…
Pour comprendre la réforme de l’éducation prioritaire, il faut souligner l’importance du travail de conception et d’analyse, dans le cadre de la Modernisation de l'action publique (MAP, sous la responsabilité du premier ministre), piloté par M. Bablet, qui a cherché à comprendre avec exigence ce qu’on pouvait savoir de trente ans de pilotage instable et changeant en EP, mieux comprendre ce qu’on sait des problèmes d’apprentissage, d’enseignement, de partenariat de formation, d’accompagnement. Ce travail a nourri, avec les Assises de l'éducation prioritaire qui lui ont succédé, le référentiel de l’EP et ses six priorités systémiques, qui est un document utile, utilisable et acceptable pour les équipes, sur lequel les différents niveaux d’impulsion peuvent s’appuyer.
PDMQC n’est qu’un des leviers d’une Refondation de l’éducation prioritaire, qui nourrit une nouvelle ambition au service de ceux qui ont le plus besoin de l’école, comme aiment à le rappeler J.P. Delahaye et M.A. Grard (et l’exigence de leur rapport sur « Ecole et Grande Pauvreté » n’a laissé personne indifférent). Et B. Hamon nous bien a rappelé ce matin les risques de complaisance de notre système envers les inégalités, les discriminations a dit F. Robine, et encore plus en temps de crise…
"plus de maitres que de classes" : efficace pour...
G. Charlot, DASEN du Nord, a insisté ce matin sur ce que peut créer la mise en place du dispositif PDMQC :
- développer le collectif, la capacité à observer et comprendre la nature des difficultés des élèves,
- transformer les situations d’enseignement, les regards, les attentions, les pratiques, des mobiles d’action des enseignants, de leur confiance en leurs capacités à faire progresser les élèves, voire de lutter contre les fatalités et les inégalités ;
- questionner ce qui est fait dans l’école en matière d’enseignement du vocabulaire, de l’orthographe, de la grammaire;
- renforcer le travail collectif école-collège.
La force d’un bon dispositif, comme PDMQC, c’est quand il n’externalise pas la question qu’il veut traiter, qu’il ne reste pas en marge de l’ordinaire, mais qu’il transforme progressivement l’ordinaire du métier, de la classe, du travail de l’enseignant et de l’élève.
"plus de maitres que de classes" : efficace si...
Mais nous observons que quand c’est possible, comme par exemple dans le département de Loire-Atlantique ou du Nord, c'est aussi parce qu'une organisation du pilotage, départemental et académique, très exigeante permet aux différents échelons de construire de véritables espaces intermétiers, accompagnés par la recherche, qui mobilisent les cadres et les formateurs dans la mise en œuvre et l’accompagnement du dispositif, qui définissent qui fait quoi au niveau départemental, des bassins, de la circonscription, du réseau.
Et lorsqu’ils envisagent désormais l’évaluation, qui peut devenir un serpent de mer ou une injonction paradoxale, ces équipes départementales partagent le point de vue énoncé dans le rapport du comité national de suivi PDMQC : il faut à la fois se pencher sur l’évaluation des résultats des élèves et celle des évolutions de la capacité des équipes à définir des observables communs, à travailler ensemble sur les situations d’enseignement à partir de l’analyse de la nature des difficultés des élèves. Je pense que c'est cela que décrit O. Rey dans son dossier de Veille : « la valeur de l’expérience partagée entre enseignants constitue l’un des outils les plus puissants en termes d’apprentissage entre pairs et donc de développement des capacités professionnelles ».
des principes transférables : prendre au sérieux la traduction du prescrit...
Mais au-delà du soutien aux enseignants, je pense que l'institution est aussi confrontée à la nécessité d'aider les "pilotes intermédiaires" qui mettent en oeuvre les réformes, que ce soit pour le nouveau cycle 3, la réforme du collège ou la mise en place des programmes. Bien sûr, pour faire comprendre la cohérence des réformes, mais aussi pour inscrire l'accompagnement et la formation dans l’ordinaire du travail et de la formation. C’est comme le dit F. Lantheaume, « soutenir l’existant plutôt que prescrire l’idéal ». Or, il faut accepter de constater que les équipes ont aussi vécu, cette année, le choc des réformes et priorités, la difficulté à mettre en cohérence des chantiers, la percussion de la réforme du collège. Rappelle-t-on assez la contrainte du temps long du changement ? (quatre ans pour l'Education Prioritaire)
Il faut donc apprendre à articuler les niveaux de pilotage pour un changement durable : « Construire des relations institutionnelles durables pour survivre au départ des individus » dit O. Rey.
Le défi de la réussite de la refondation de l’éducation prioritaire, comme d’autre sans doute, c’est donner aux différents niveaux la capacité à prendre au sérieux la traduction de ce qui est prescrit et les contraintes du travail réel. On parle souvent de pilotage, je préfère le mot d’impulsion, qui repose à la fois sur les pilotes, corps d’inspection et chefs d’établissements, mais aussi sur les conseillers pédagogiques, les formateurs académiques, coordonnateurs, RASED, directeurs d’école, qui sont les chevilles ouvrières du travail réel, ceux qui rendent possible les mobilisations collectives et construisent les conditions de la pérennité de l’action.
... mais aussi soutenir les métiers qui impulsent
Les métiers du pilotage ou de l'impulsion ont, eux aussi, besoin de soutien, de plusieurs natures :
- la reconnaissance matérielle de la difficulté de leurs missions,
- le développement réel de leur formation continue et de leur qualification. Le référentiel de formateur et les certifications CAFFA-CAFIPEMF réalisés par la DGESCO constituent un très utile cadre. Mais il est impératif de davantage renforcer la double compétence des formateurs, à partir des savoirs de la recherche comme l’a dit F. Robine :
- à comprendre la nature des difficultés d’apprentissage des élèves (et les résultats de la recherche LireEcrire que nous venons de publier montrent bien la nécessité d’investir dans des recherches exigeantes),
- à comprendre les difficultés des enseignants, pour qu’ils puissent davantage construire des formations à partir du travail réel, ordinaire. Nous proposons des outils comme Neopass@ction pour faciliter ce travail pour les équipes, dans les établissements.
Mais il faut aussi, au delà des REP+, développer des temps de formation continue dignes de ce nom, pour que les formateurs puissent réellement accompagner les équipes au plus près de leurs besoins. Vous le savez tous, nous ne sommes toujours pas remis des coupes claires qui avaient été faites par les gouvernements précédents, et qui empêchent les enseignants de s’extraire de leur classe pour penser à plusieurs.
Mais mettre en oeuvre la qualité dans les formations, c'est renforcer les espaces de travail intermétiers, comme le bureau de l’Education Prioritaire piloté par M. Bablet s’y emploie, entre les pilotes des différents échelons, national, académique, départemental, local. Parce que la qualité ne dépend plus d’un seul métier, mais de l’articulation et de la cohérence entre les niveaux et les métiers, pour casser les « eux » et « nous », articuler le travail des différents protagonistes (conseillers, inspecteurs, coordonnateurs, formateurs académiques, directeurs, chefs d'établissement...) en permettant à chacun de comprendre mieux les problèmes de travail des autres.
Partout, c’est loin d’être évident. Nous travaillons également sur les questions vives du partenariat, avec l’Association nationale des directeurs de l'éducation des villes (ANDEV) par exemple, et on sait bien que ce qui est difficile, c’est de construire des espaces de travail partagés pour les cadres intermédiaires des différentes institutions. Pas seulement à l’intérieur de l’Education Nationale.
faire confiance aux métiers, comme le demandent les programmes...
Partout, en éducation prioritaire comme ailleurs, dans tous les secteurs du travail humain, cette boucle vertueuse de la qualité du travail est une exigence à prendre au sérieux pour soutenir l’activité de ceux qui travaillent, pour oser les controverses, pour s’inscrire dans la durée et prendre au sérieux ce qui est au fronton des programmes qui se mettent en place :
- « faire davantage confiance à la professionnalité des professeurs »,
- « elle [la prescription] se veut moins contraignante dans les choix et la temporalité pédagogique, moins tatillonne dans la mise en œuvre »,
- « plus de responsabilité professionnelle, individuelle et collective, sur la conception et la mise en œuvre des contenus réellement enseignés ».