Accompagner l'enseignement à la compréhension des implicites : de la recherche à la formation
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Une recherche collaborative pour l'enseignement et la formation | 00:00 |
Le constat paradoxal à l'origine de la recherche | 03:46 |
Qu'est-ce que comprendre les implicites d'un texte de fiction ? | 10:22 |
Analyser les inférences d'un texte : le coeur de la compréhension | 16:53 |
L'implicite, un impensé didactique | 22:57 |
La différence entre implicite et incomplétude | 35:25 |
L'implicite, une notion linguistique et littéraire | 39:33 |
La grille préparatoire et ses usages | 49:06 |
Qu'en pensent les enseignants ? | 01:00:27 |
Les questions que pose l'usage de la grille en formation | 01:03:16 |
Conclusion des recherches | 01:16:05 |
Une recherche collaborative pour l'enseignement et la formation
A la croisée entre la didactique du français, les sciences du langage et la recherche en littérature, les travaux du laboratoire EMA ont abouti à la création d’un outil didactique destiné à l'enseignement de la compréhension. Formateur comme enseignant ont besoin d’être guidés dans ce travail inférentiel de lecture des textes fictionnels : la grille propose de faire apparaître les invariants de lecture des textes (et donc de pointer plus facilement les difficultés des élèves).
Le constat paradoxal à l'origine de la recherche
Contrairement à leurs voisins européens (Italie, Pologne, Angleterre), les principales difficultés des élèves français portent sur l’interprétation et l’appréciation des textes (coord. Goigoux, Lire/Écrire). Pourtant, ces deux compétences complexes sont peu enseignées car les orientations institutionnelles vont davantage dans le sens d’un renforcement des compétences de prélèvement et de rapidité des élèves.
Renforcer la fluidité des élèves ne permet pas de renforcer leur compréhension des textes. Plus récemment, les résultats des rapports des inspecteurs généraux montrent que la compréhension est parfois évaluée sans qu’elle ait été enseignée au préalable. Alors pourquoi l’apprentissage de ces compétences complexes (interprétation, appréciation) pose-t-il problème ?
Principalement, en raison :
- du peu d’outils, d’éléments concrets prescrits ou à la disposition de l’enseignant sur l’apprentissage de la compréhension,
- des préconisations qui accordent peu de temps à l’enseignement de la compréhension (en raison de sa dimension chronophage)
Cette situation pénalise plus particulièrement les élèves des milieux socio-économiques peu favorisés. Ces élèves, qui ont pourtant le plus besoin de l’école, ne profitent pas autant que les autres de ce type d’enseignement (évaluer simplement la compréhension ne leur permet pas d’apprendre à comprendre).
Qu'est-ce que comprendre les implicites d'un texte de fiction ?
A partir de cet extrait, Marie-France Bishop explique ce qui est nécessaire pour pouvoir comprendre un texte. Il faut ainsi :
- Posséder des compétences langagières nécessaires à la lecture
- Mobiliser des connaissances langagières extérieures au texte (l’univers des légendes, du merveilleux ou des chevaliers de la Table Ronde dans l’exemple ci-dessus)
- Établir des liens pour comprendre les événements et les relations entre les personnages (ici les notions de vengeance, d’opposition et de rapport de force : c’est l’expression “donner une bonne leçon” par exemple)
- Comprendre le non-dit (décoder le discours ironique : “oh grand roi, je te salue” dans le texte)
- Combler les ellipses (les “blancs” du texte) en reliant les données explicites et implicites (relever les changements de points de vue et accepter la logique du monde merveilleux)
- Assurer la cohérence de ce qui a été reconstruit (en retournant en arrière)
- Savoir apprécier le texte (modifier ses représentations, ressentir, s’amuser en tant que lecteur)
Comprendre est une activité complexe : c’est élaborer progressivement une représentation mentale et c’est aussi accompagner les élèves dans la compréhension, c’est-à-dire aller vers l’autonomie de la lecture. Mieux les élèves comprennent les textes qu’on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu’ils lisent seuls : le décodage d’un texte ne suffit pas, il faut pouvoir le comprendre.
Analyser les inférences d'un texte : le coeur de la compréhension
Une inférence est une opération effectuée pour mettre en relation le dit et le non-dit du texte. Pour pouvoir effectuer une inférence, le lecteur doit :
- avoir éprouvé la nécessité de compléter le texte (pointer, rendre visibles les blancs du texte aux élèves)
- faire des liens entre les éléments du texte et les connaissances appropriées des élèves (sur les textes et sur le monde)
Marie-France Bishop distingue trois critères pour analyser ces inférences :
- l’empan de l’inférence, c’est-à-dire la dimension de celle-ci : s’agit-il de lier les informations ou d’en élaborer ? Tout lecteur complète et élabore tout ce qui n’est pas dit :
Par exemple, il s’agit de :
- LIER des éléments de type anaphorique (Le chevalier éternue. Il vit que…)
- ÉLABORER une signification qui façonne la représentation mentale du texte (associer la vengeance du lutin à la moquerie du chevalier par exemple ou encore la pincée de poivre à l’éternuement puis aux yeux rouverts)
- la nécessité de combler ou non les ellipses (la transition entre la pincée de poivre et l’agrandissement de la forêt est nécessaire par exemple). Mais toutes les ellipses ne sont pas des inférences nécessaires : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir.
- la direction rétrospective (relier l’information avec ce qui précède) ou prospective (anticiper ce qui va suivre : que va faire le chevalier ?)
Ainsi, il est important de repérer les implicites pour anticiper le travail inférentiel du lecteur. Pour apprendre à comprendre, il faut saisir ces implicites et déjouer les fausses pistes grâce aux calculs inférentiels.
L'implicite, un impensé didactique
Les recherches sur la compréhension de la lecture, bien que significatives, mettent davantage l’accent sur la lecture des textes plutôt que sur la façon dont le texte programme cette lecture (les implicites) : on travaille davantage les inférences (les opérations mentales du lecteur) que les implicites (ce qui se niche dans les plis du texte). A nouveau, les élèves peinent à saisir l’implicite des textes car il est rarement circonscrit comme objet d’enseignement. L’implicite est pourtant une convention dans la lecture : tout “bon lecteur” a l’habitude de combler les blancs du texte.
Anissa Belhadjin centre son propos sur le récit littéraire fictionnel, comme étant :
- l’invention d’un monde par le récit de l’auteur
- un texte qui peut ne pas être référentiel (une création de l’imagination)
- caractérisé par son incomplétude (il n’existe que des fictions incomplètes) : “le récit fictionnel a non seulement les moyens mais également l’obligation, pour être lisible, d’être fondamentalement incomplet”.
Quelles conséquences sur la lecture de ce type de textes ?
Tout fiction ne fait que reproduire ce qui se passe dans notre rapport au réel : “Nous reconstruisons le monde central d'un univers textuel [...] en nous conformant le plus possible à notre représentation du monde actuel. [...] Nous ne ferons que les ajustements dictés par le texte” (Ryan, Cosmologie du récit des mondes possibles aux mondes parallèles). Dans une fiction sur les extraterrestres par exemple, s’il est dit que le personnage a quatre jambes mais qu’aucune autre précision n’est apportée, le lecteur va quand même supposer que le personnage n’a qu’une tête. L’univers textuel fictionnel est ainsi construit en modélisant des informations tirées du réel : le lecteur ne veut lire que des récits incomplets (pour pouvoir le compléter, même inconsciemment).
Il faut donc différencier l’incomplétude (ce qui n’est pas dit ou absent du texte) de l’implicite (ce qui est “dit sans être dit” [Ducrot], donc ce qui est sous-entendu). L’implicite signifie donc toujours quelque chose (contrairement à l’incomplétude).
L'implicite, une notion linguistique et littéraire
Tout échange courant contient une part d’implicite au milieu des informations explicites puisqu’il est impossible de tout dire. L’implicite peut être une stratégie argumentative du texte.
Anissa Belhadjin distingue deux catégories d’implicite :
- le présupposé (Pierre a cessé de fumer [ce qui suppose que Pierre fumait])
- l’implicature ou le sous-entendu (- Peux-tu m’aider dans le jardin ? - J’ai mal au dos [sous-entendu : non !])
La linguistique rappelle que l’implicature est un principe conversationnel et conventionnel. Par exemple, si l’on dit “Même Jean aime Marie”, on comprend que Jean est très difficile et que tout le monde aime Marie. Ce qui est intéressant à partir de cela, c’est la manière dont ces deux principes s’insèrent dans les textes littéraires.
Effectivement, dans le texte littéraire fictionnel, l’implicite s’insère de deux manières : au niveau de la narration et au niveau du monde fictionnel :
- les implicites de la narration (le point de vue et le récit du narrateur) : les présupposés, les implicatures conventionnelles et conversationnelles, les changements de points de vue, l'ironie, les métaphores, les ellipses…
- les implicites du monde fictionnel (les informations contenues dans le monde de la fiction) : les mobiles d’actions, les valeurs des personnages, les notions culturelles, les descriptions du récit…
Ainsi, comment expliquer les difficultés de compréhension des élèves ?
Les lecteurs en difficulté sont ceux qui se trouvent bloqués par le discours de la fiction, c’est-à-dire ceux qui n’acceptent pas d’être crédules, même provisoirement, au monde de la fiction présentée. En étudiant des rappels de récits d’élèves, les deux chercheuses montrent que les élèves en difficulté prélèvent simplement des mots du texte (le discours de la fiction) pour tenter de reconstituer l’histoire : ce type de lecteur n’entre pas véritablement dans la fiction.
A l’inverse, pour un “bon lecteur”, la fiction est vécue comme un déplacement qui le projette directement dans le monde imaginé : il ne fait pas attention au discours de la fiction. Cette entrée dans le monde de l’histoire est appelée la “théorie du déplacement déictique" (le lecteur déplace son centre de référence du monde réel au monde de l’histoire le temps de sa lecture) et fonde les travaux d’Anissa Belhadjin et de Marie-France Bishop.
La grille préparatoire et ses usages
La lecture préparatoire des enseignants semble être un angle mort de la formation et de la didactique de la littérature. Laissée à la charge des enseignants, cette lecture s’appuie sur les prescriptions (programmes scolaires), sur les conceptions individuelles de ce type d’enseignement et sur ce qui est visé pour la classe (savoirs et objectifs). Ces trois points déterminent le choix des textes et des gestes didactiques qui les accompagnent.
La grille de lecture préparatoire a pour objectif de répondre à un besoin professionnel : on distingue donc la lecture personnelle des enseignants, de la lecture préparatoire qui vise la compréhension des élèves.
La grille pense cette lecture préparatoire en trois temps, qui nécessitent de la part de l’enseignant de :
-
connaître les prérequis (lexicaux, notionnels) pour pouvoir entrer dans la fiction
-
expliquer la relation entre l’explicite et l’implicite dans le texte (c’est le cœur de la compréhension) : par exemple le rapport entre le texte et l’image
-
diriger la lecture vers la compréhension des élèves : quelles sont les informations nécessaires pour constituer le fil rouge de ma lecture préparatoire ?
Les trois temps de la lecture peuvent être résumés ainsi :
- première lecture : ce que le lecteur mobilise pour entrer dans la fiction
- seconde lecture : c’est l’entrée dans le monde de la fiction et la prise en compte des éléments implicites (l’activité de l’enseignant va être de se centrer sur le texte pour observer ce que dit et ne dit pas le texte)
- troisième lecture : c’est la clé de l’histoire (les élèves doivent comprendre que le texte peut les tromper, qu’il y a des éléments qui ne sont pas donnés) : l’objectif est d’amorcer ou d’élaborer une culture de lecteur.
Marie-France Bishop pointe les convergences entre les trois temps de la grille et le canevas d’enseignement explicite en trois moments inspirés des travaux de Giasson.
Qu'en pensent les enseignants ?
L’équipe EMA a analysé 81 questionnaires de retour d’enseignants sur l’exploitation de la grille en classe :
- Sur l’utilité globale de la grille : 88% des enseignants interrogés (principalement du premier degré) sont favorables à la grille car elle permet de mieux appréhender l’histoire et les difficultés des élèves
- Sur l’utilisation globale de la grille : 86% favorables (à condition que la l’élaboration de cette lecture soit davantage collective)
- Certains enseignants font remarquer qu’ils se posent déjà ce type de questions pour préparer un texte ou au contraire, se plaignent de la complexité d’un outil, selon eux, trop chronophage.
Les questions que pose l'usage de la grille en formation
L’utilisation de la grille comme outil de formation pose également certaines questions qui vont être à l’origine de nombreux débats avec les enseignants puisqu’il y aura plusieurs façons de lire les implicites des textes travaillés : doit-on étudier le texte par le début ou par la fin ? À partir d’un point de vue de lecteur naïf ou de lecteur maîtrisant les sous-entendus du texte ?
Ces difficultés sont des enjeux de formation qui amènent à interroger la manière dont on va raconter le texte. Le formateur doit donc poser certaines questions : par exemple, peut-on se faire une représentation fonctionnelle des personnages ? Est-ce que tout est justifié concernant les personnages ? Le texte oriente-t-il son lecteur vers une autre fin ? Certains éléments restent-ils indécidables ?
- Anissa Belhadjin rappelle la nécessité de différencier la lecture première (personnelle / prospective) de la lecture-compréhension (littéraire / rétrospective).
- Elle insiste sur la difficulté à rendre compte du récit en fonction du niveau de lecture où l’on se situe (première ou seconde) : cette question doit faire l’objet d’un moment de formation. L’objectif est d’amener à faire comprendre que la difficulté à rendre compte du récit est un indice de l’intérêt de l’histoire.
Enfin, il semble important de rappeler que la lecture littéraire est une lecture parfois résistante : “le travail sur la littérature constitue en l’apprentissage d’une forme particulière de lecture qu’il s’agit de repérer parmi d’autres formes de lecture que l’élève doit s’approprier” (Schneuwly, cité par Tauveron). L’élève doit apprendre à lire, c’est-à-dire à s’approprier les conventions de la lecture littéraire. C'est bien le rôle de l'école que d'accompagner les élèves dans cet apprentissage spécifique.
POUR ALLER PLUS LOIN
Belhadjin, A. et Bishop, M.-F. (dir.).(2022). L’implicite et ses lectures [numéro thématique]. Le français aujourd’hui, 218. Paris : Armand Colin, 154 p. ISBN : 978-2-200-93432-3
Marie-France Bishop & Anissa Belhadjin (2024), De la recherche à la formation : un outil didactique pour favoriser la lecture préparatoire. (en cours de publication)
Marie-France Bishop & Laure Dappe (2021), Des dispositifs didactiques comme outils de vulgarisation pour l’enseignement de la compréhension, Repères, 63 | 2021, 229-246
Merci à Marine Machet, étudiante en Lettres à l'ENS de lyon qui a largement contribué à l'écriture de cette synthèse ainsi qu' à beaucoup d'autres choses dans la conception de cette ressource lors d'un stage qu'elle a effectué au centre Alain-Savary.