"Travailler avec" pour impulser la dynamique locale : cas d'école à Planoise
« Le point névralgique, c’est d’arriver à faire échanger les collègues, travailler ensemble, toujours plus loin, en partant de là où ils sont, et c’est la « dextérité » du formateur. C’est le travail que fait tout enseignant dans sa classe, qui fait que ça bascule… ou pas… ». Dans cette phrase d’une directrice bisontine, toute l’histoire est résumée : comment installer une dynamique de travail qui enrôle le maximum d’enseignants, pour apprendre à penser ensemble les pistes pour engager les élèves dans les apprentissages. Dans le quartier de Planoise à Besançon, comme dans bien des endroits, le réseau ECLAIR « Diderot » cherche la martingale : augmenter les chances de réussir tout en respectant les règles. Au fil des époques, les modalités changent, mais les défis perdurent.
En 2012, suite à un séminaire national organisé par le bureau de l’Education Prioritaire de la DGESCO, et dans le cadre d’un travail initié conjointement par la chargée de mission académique « Education Prioritaire », le CARDIE et la circonscription, une équipe se structure en « Groupe Recherche-Action » : quatre enseignants d’élémentaire déchargés de service un jour par semaine grâce à la présence des stagiaires M2, l'IEN de circonscription, trois conseillères pédagogiques, un IA-IPR-CARDIE, l'animateur informatique, un directeur et la secrétaire/coordinatrice ECLAIR, accompagnés par le Centre Alain-Savary.
En fin d’année, un questionnaire renseigné par les écoles confirme la priorité à travailler les difficultés liées à « l’hétérogénéité ». Soucieux de fonder son activité sur le travail réel des professionnels, le groupe précise une thématique : « Du débat professionnel au développement professionnel : repérage et traitement de l'hétérogénéité dans le primaire en ECLAIR ». L’objectif est double : « faire évoluer les pratiques pour apprendre à mieux gérer l’hétérogénéité dans la classe », mais aussi développer la culture d'échanges de pratiques entre les enseignants du réseau ECLAIR, avec la conviction que « le débat professionnel fructueux est un levier pour une évolution du métier »
Une fois ce groupe d’animation constitué, il faut progressivement dégager les pistes concrètes du travail. La taille du réseau étant conséquente (74 enseignants pour 53 classes), on décide de se concentrer sur l’élémentaire. Une journée de formation est organisée pour chaque niveau de classe, nourrie par les vidéos réalisées dans les classes d’enseignants chevronnés volontaires, qui acceptent la prise de risque d’exposer leurs pratiques à leurs pairs. Les quatre « enseignants-chercheurs », dégagés de leur classe un jour par semaine par les stagiaires, proposent à leur tour de prendre en charge celle de leurs collègues volontaires, qui peuvent aller observer d’autres classes, ou dégager les temps de concertation.
Initialement prévues chaque quinzaine, les réunions du groupe « Recherche Action » font le point des actions engagées. Telle réunion pédagogique a été fructueuse, alors qu’une autre a été plus difficile, les échanges à partir des vidéos de classes étant plus difficiles à structurer que prévu. La secrétaire du réseau et la conseillère pédagogique deviennent les référentes du groupe : les contraintes des uns et des autres ont mis en évidence l’importance de ce tandem opérationnel, essentiel à la réussite de « l'innovation ». Mais cette collaboration entre fonctions différentes impose de fins réglages (souvent implicites) dans les postures professionnelles de chacun. La relation primordiale, entre Fabienne, la conseillère pédagogique et Coralie, la secrétaire Éclair, s’inscrit également dans une dynamique plus large, associant l'inspecteur de circonscription, les directeurs participants et les « enseignants-chercheurs ». Le projet multiplie les nécessaires régulations, informations, comptes-rendus, échanges de mails entre les participants du groupe. Médiations institutionnelles, relations de proximité avec les directeurs et les écoles, le temps manque pour être partout, d’autant que le groupe doit trouver les pistes nouvelles pour sortir des impasses : si nombre d’enseignants ouvrent leur portes, participent, se critiquent dans le respect mutuel, trouvent de nouvelles ressources dans les classes, la culture du « débat professionnel» ne va pas de soi, et laisse parfois à distance les moins engagés. Malgré les comptes-rendus écrits diffusés dans les écoles, les animations pédagogiques qui viennent articuler les expériences de terrain et les apports plus théoriques, certains restent à convaincre de la plus-value de cet engagement dans les résultats de classe, d’autres posent la question de la pérennité du projet.
C’est l’objet du travail réalisé par le groupe « Recherche-Action » dans ses réunions de régulation : comment requalifier des enseignants qui, dans leur métier, peuvent se sentir en décalage avec les demandes de l'institution ? Comment leur donner l'envie de s'engager dans un projet comme le GRA ? Le temps, le respect de chacun, la mise en confiance et la saisie de chaque interstice de questionnement des équipes sont les meilleurs atouts du groupe de pilotage qui tente de dégager les conditions de la pérennisation de l'action, son étendue aux écoles maternelles du réseau. Mais les questions restent vives. Au fur et à mesure de son travail, le Groupe Recherche Action ressent la nécessité de s’outiller plus théoriquement : les analyses de pratiques requièrent des techniques spécifiques ; on décale progressivement les priorités énoncées au début du projet, on tâtonne…
L'existence du groupe de pilotage, avec ses réunions régulières, sa dynamique, ses imprévus, ses divergences, ses propositions, pose aussi la question de l'articulation des métiers : le travail commun oblige chacun des membres à montrer à ses collègues des facettes inconnues de son métier, voire à se repositionner dans sa mission. Les « croyances » et les implicites sont réinterrogés, confrontés, questionnés. Pour les membres du groupe autant que pour les enseignants chargés de classe, ce « travail sur le travail » a besoin d’être outillé, accompagné. C’est le sens de la présence, en pointillés, du Centre Alain Savary qui aiguillonne, reformule, précise les cadres théoriques qui peuvent nourrir les analyses. La logique de formation continue tend à s'inverser pour partir plus souvent de la demande des enseignants eux-mêmes. Cependant, les évolutions sont fragiles, le tandem conseillère/coordo doit constamment raviver le réseau pour éviter l’essoufflement du projet.
L’exemple particulier de la collaboration entre le secrétaire/coordonnateur et le conseiller pédagogique
Mais c’est aussi contre leur propre essoufflement que les deux chevilles ouvrières doivent lutter : entre ce qu’on aimerait faire, et le temps disponible, il faut arbitrer. Les contraintes de la scolarité et du concours obligent à réorganiser l’emploi du temps des M2, et donc le travail des « enseignants-chercheurs ». La mission (à mi-temps) de la coordinatrice ne lui permet pas d’être présente à chaque session de formation avec les enseignants.
Vu du terrain, la complémentarité des deux rôles, la reconnaissance mutuelle entre eux, la légitimation réciproque renforcent la bonne articulation du projet. Mais si les deux « métiers » sont apparemment proches, leurs missions génériques sont différentes :
- le conseiller pédagogique fait partie de l'équipe de circonscription, collabore avec l’IEN, et doit, dans ses missions d’accompagnement, de documentation et de formation, prendre en compte les orientations officielles autant que les acquis de la recherche. Il co-élabore le contrat d'expérimentation article 34.
- le secrétaire de comité exécutif et coordonnateur du réseau tisse des liens entre les acteurs locaux, dans et hors l’éducation nationale, en fonction d'un projet de réussite scolaire des jeunes habitants des zones d'exclusion sociale. Ses tâches s'inscrivent dans le pilotage du réseau, et comme son nom l’indique, naviguent entre « coordination » et « secrétariat ».
Dans le cadre du groupe « Recherche-Action », la définition de leurs missions est cependant plus souple que le prescrivent les textes : malgré les dominantes, leurs missions ne peuvent que se tisser, s’interpénétrer : croiser leurs notes pour réaliser les comptes-rendus, prendre à deux les décisions lorsqu’il faut modifier ce qui était prévu, échanger avec le Centre Alain-Savary pour affiner les pistes d’action. La « plasticité » dont chacun doit savoir faire preuve dans le travail collectif s’applique évidemment aussi aux autres acteurs du groupe : un directeur d’école peut donner son avis sur les modalités de formation, l’inspecteur peut faire part de ses dilemmes, les enseignants « chercheurs » devenir des co-accompagnateurs de leurs collègues. Mais atténuer ces frontières traditionnelles entre les métiers, accepter de s’emparer collectivement d’une question complexe ne peut se construire que dans la durée, et n’est jamais gagné, notamment quand les contraintes du réel prennent le dessus : chacun peut alors être tenté de se retrancher derrière son seul cœur de mission.
C’est pour cette raison que, dans un projet de ce type, l’implication des pilotes départementaux et académiques est essentielle : même s’il ne suit pas le projet au quotidien, la parole de la DASEN lors de la réunion de restitution du projet est importante, à la fois pour montrer sa reconnaissance de l’engagement des professionnels, mais aussi annoncer comment le travail va pouvoir être pérennisé (développé) l’année à venir, mettre les moyens adaptés pour la formation, le pilotage et le suivi du projet.
C’est bien cette place d’entre-deux, de métier intermédiaire, qu’une expérience comme celle-ci interroge : dans la mesure où les textes officiels, comme les profils de postes, ne sont que bien peu explicites sur les finesses de ces collaborations, c’est en fait dans les représentations des uns et des autres que se joue leur capacité à développer des collaborations fructueuses. Pour une équipe d’enseignants, le conseiller pédagogique est-il « du côté de l’inspecteur » ? Le coordonnateur est-il un « gratte-papier » spécialisé dans la recherche de subsides supplémentaires ? Sont-ils « du côté du haut », toujours potentiellement suspectés de vouloir renforcer le poids des prescriptions, trop loin des contraintes de classe, ou « du côté du bas », à l’écoute des problèmes réels du « terrain » ?
Aucune réponse binaire à de telles questions : c’est parce qu’ils doivent composer dans cet « entre-deux », sans pour autant disposer d’une « histoire du métier » stabilisée, que le coordonnateur, comme le conseiller pédagogique, doit en permanence composer un équilibre toujours précaire. D’autant plus précaire qu’ils n’ont que peu d’accès à des espaces collectifs pour parler, entre eux ou accompagnés, de leurs problèmes de métier…
« Travailler en étroite collaboration avec les professeurs du réseau a obligé chacun à reposer le cadre de son action, à s’intéresser ou à découvrir celui des autres, à renoncer à certains aprioris persistants sur le métier de l’Autre. Mais qu’en est-il réellement de la pérennité de cette re-connaissance, comment la faire perdurer dans le temps, voire l’approfondir davantage ? ». Posée en ces termes, la question pose les problématiques de la formation et du pilotage national et académique pour ces réseaux d’accompagnateurs, y compris dans sa dimension de l’aide à l’évaluation. C’est en effet le moyen de mieux comprendre les conditions de la pérennité de l’action collective sur les territoires, au-delà de la militance des acteurs, la bienveillance de l’inspecteur, la personnalité du coordonnateur ou les connaissances pédagogiques du conseiller. Mutualiser, accompagner l’action des « métiers intermédiaires », c’est l’occasion de constituer des bases de ressources à la disposition d'autres équipes d'enseignants, de s’affilier à d’autres réseaux et équipes en innovation, se nourrir des autres expériences, de mieux identifier les problèmes de chaque métier, de former et de reconnaître, au-delà des singularités des personnes.
Assurément, une priorité pour la refondation de l’éducation prioritaire autant que pour celle de l'École…