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Ce que nous apprend une immersion auprès de mères immigrées de quartier populaire

Par Henrique Vilasboas publié 25/01/2023 14:08, Dernière modification 25/01/2023 14:08
Chloé Riban, enseignante chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Paris Nanterre, (laboratoire CREF, équipe Efis), présente son travail de recherche, relatif à sa thèse soutenue en 2020. Sa question initiale est : « Qu’est-ce qui se passe, dans le rapport à l’institution scolaire, pour les mères de milieu populaire ? ». Elle cherche à comprendre l’expérience au quotidien de ces mères, eu égard aux attentes de l’école.

riban

riban
Introduction 00:00
Rencontres sur le terrain et méthodologie de l'enquête 04:29
Quelques enseignements de la recherche 17:21
L'euphémisation des difficultés 22:59
Les oscillations face à l'institution 31:34

Introduction

Après avoir présenté le contexte de la présentation de son travail, la chercheuse  explicite ses questionnements. Dans le cadre de sa thèse, elle a cherché à répondre aux questions suivantes:

Pourquoi l’école sollicite-t-elle les parents ?
Que véhiculent les projets de rapprochement école-famille ?
Comment les mères ressentent-elles ces sollicitations, au sein de leur quotidien ?

Pour aborder ces questionnements, elle s'appuie sur un double socle issu de travaux sociologiques : d’une part l’existence d’un différend entre l’école et les parents de milieu populaire (voir les travaux de Pierre Périer) d’autre part la réalité de lethnicisation des rapports  sociaux (Françoise Lorcerie).


Pour son enquête, de type ethnographique, elle a effectué une résidence de deux années dans un quartier prioritaire de la politique de la ville, situé dans une commune de taille moyenne. Elle a rencontré des professionnel.les et des mères dans les établissements REP et REP+ de ce quartier, et autour. 


Sa méthode d'enquête se réfère au cadre la théorisation ancrée, c’est-à-dire l’imprégnation de la logique des acteurs pour comprendre la réalité. Son parti-pris : "C’est dans le banal du quotidien qu'elle trouvera les réponses à ses questions, car c'est là que se tisse la trame du rapport aux institutions".

 

  • ethnicisation des rapports sociaux : L’ethnicisation constitue une dynamique relationnelle dans laquelle les groupes sociaux se représentent et font perdurer, à travers leurs contacts, « des processus sociaux d’exclusion ou d’incorporation par lesquels des catégories discrètes se maintiennent » (Poutignat, Streiff-Fénart, Barth & Bardolph, 2008, p. 204). L’ethnicisation désigne "les uns" -souvent les groupes majoritaires, dominants, et les "autres" -souvent des groupes minoritaires. (Lorcerie, 2003). Comme le montre Colette Guillaumin, ce rapport majoritaires/minoritaires s’articule autour de la notion de « différence » : « Le majoritaire n’est différent de rien, étant lui-même la référence : il échappe à toute particularité qui l’enfermerait en elle-même. La particularité au contraire constitue le minoritaire autant qu’elle le différencie du majoritaire » (2002, p.120).

 

  • théorisation ancrée : c'est « la découverte de la théorie à partir des données » (Glaser & Strauss, 2010, p. 83). Dans cette approche, à visée compréhensive, « la plupart des hypothèses et des concepts non seulement proviennent des données mais [...] sont systématiquement élaborés en rapport avec les données au cours de la recherche » (Ibid., p. 89).

 

RENCONTRES SUR LE TERRAIN ET Méthodologie de l'enquête

La chercheuse explicite qui elle a rencontré sur son terrain d'enquête :

  • les professionnel·le·s de trois écoles, de deux collèges de secteur et du centre social (35 entretiens et de multiples observations de dispositifs visant la relation avec les parents d'élèves )
  • les familles (40 mères dont 34 entretiens) .

Pour chaque catégorie, elle décrit les étapes qui ont été nécessaires pour faire connaissance et pour établir un lien de confiance. En ce qui concerne les professionnels, elle a dû dépasser une certaine réticence et offrir un espace de dialogue propice. En ce qui concerne les mères, cela lui a demandé un engagement personnel qui est décrit dans ses finalités et ses fonctionnements. Pour elle,  " créer le lien, c’est déjà enquêter ".


Chloé Riban décrit concrètement le déroulement de son enquête et la méthodologie utilisée. Elle explique où, quand et comment elle a rencontré ces mères qui sont a priori "éloignées". Elle raconte ces rencontres et l'expérience que cela a représenté pour elle.

Au cours de sa description, elle évoque ses cadres théoriques. Elle se réfère à plusieurs notions et concepts issus de la sociologie et de l'anthropologie, qui étayent sa démarche :

configuration ( N. Elias)

stigmatisation (E. Goffman) 

vulnérabilité (F. Giuliani)

domination (C.Grignon et JC Passeron)

don et contre-don (M. Mauss)

savoirs expérientiels (M. Foucault).

  • configuration : Norbert Elias nous invite à penser les phénomènes sociaux dans le cadre des configurations dans lesquelles ils se déploient. Selon lui, « le comportement qu’adoptent les individus est toujours déterminé par des relations anciennes ou présentes avec les autres » (Elias, 1997, p. 56). Il s'agit ici de tenir compte de la profonde interdépendance entre les individus. Au sein des configurations, les rapports sociaux se structurent, ancrés dans des vecteurs de pouvoir.
  • stigmatisation : Le stigmate désigne « un attribut qui jette un discrédit profond » dans le cadre d’une relation, il est généralement associé à un stéréotype. Erving Goffman évoque notamment « ces stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération » (1975, pp. 12-14).
  • vulnérabilité : La vulnérabilité est « une disponibilité à la blessure et à la nuisance […] pertinente pour décrire les individus en souffrance sociale » (Paveau, 2017, p. 136). Dans cette perspective, l’acteur « ne se résume pas à l’individu affaibli » mais il est « pris dans une configuration relationnelle qui l’affaiblit » (Payet, Rostaing, & Giuliani, 2010, p. 10)
  • domination : la notion de domination résulte d'une vision conflictualiste du monde social (dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu notamment), qui considère que les classes sociales s'opposent et notamment que les classes supérieures s'inscrivent dans des logiques de domination des classes populaires.
  • don et contre-don : il s'agit d'une référence à la théorie anthropologique de Marcel Mauss, selon laquelle tout don appelle un contre-don. Cela constitue un système de réciprocité, d'appartenance, de nature à garantir le maintien de liens sociaux.
  • savoirs expérientiels : il s'agit de savoirs non conceptuels, pas nécessairement formels, qui résultent de l'expérience des individus. S'ils ne sont pas valorisés dans le cadre scolaire, qui repose sur des logiques scripturaires, ils permettent cependant de faire réapparaitre le « "savoir des gens" […] qui n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais au contraire, un savoir particulier, un savoir local, un savoir différentiel » (Michel Foucault cité par Bilge, 2015).

QUELQUES ENSEIGNEMENTS DE LA RECHERCHE 

Chloé Riban présente d'abord quelques conclusions générales de sa recherche. Elle fera ensuite un focus sur deux résultats saillants.

Du côté des professionnel.les, ses observations montrent :

  • des attentes fortes, ancrées dans la figure d’un « parent idéal », qui génèrent des interrogations et une vision déficitaire, avec une recherche d’explication ethnicisante, mêlant confusément des facteurs socio-économiques et des facteurs culturels ;
  • des projets de coéducation qui visent à une acculturation scolaire normalisatrice.

Du côté des mères, elle observe :

  • un quotidien centré sur l'attention aux autres (notion de care, concept englobant la capacité à prendre soin d'autrui, les postures et les actions conduisant à ce but ), avec de fortes préoccupations pour les proches et de nombreuses vulnérabilités entremêlées ;
  • des conditions de vie précaires qui organisent un rapport au temps et à l’espace en décalage avec les conceptions scolaires ;
  • de grandes attentes liées à l’école et un grand postulat de confiance ;
  • de nombreux obstacles à la relation avec le système scolaire, matériels et symboliques.

L'euphémisation des difficultés 

L’analyse des entretiens de part et d’autre permet de comprendre un phénomène récurrent :

  • du côté des enseignant·e·s : la chercheuse met en avant la minimisation fréquente des difficultés de l’élève, par souci de le valoriser et de ménager les parents. Elle remarque également une tendance à positiver et simplifier les dispositifs d’aide externalisée ou d’orientation, pour les rendre acceptables.
  • du côté des mères, cette euphémisation crée des malentendus : elles s’approprient les éléments positifs pour se rassurer et ne comprennent pas les dispositifs d’aide complexes, ce qui explique la fréquence des rejets des propositions et des sentiments d’injustice.

les oscillations vis a vis de l'institution

La chercheuse observe également la coexistence fréquente de plusieurs attitudes de ces mères, apparemment contradictoires : les postures de distance avec l’école coexistent avec d’autres attitudes d’engagement et d’implication forte. Ces oscillations déroutent souvent les professionnel·le·s. Du côté des mères, elles correspondent à l’alternance de sentiments de confiance et de sentiments d’injustice ou d’incompréhension. La chercheuse propose donc une trame de compréhension de ces logiques pendulaires. Elle les met en lien avec le quotidien des mères et avec leur passé, dans leur aspiration à être de bonnes mères et dans des modalités très diverses -pas toujours visibles- de leurs engagements vis-à-vis de l'école.

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 
Gojard,S. (2010). Le métier de mère. Paris, la Dispute.

Payet,J.-P., Laforgue,D., & Giuliani,F. (2008). La voix des acteurs faibles : De l'indignité à la reconnaissance. Rennes, PUR

Périer, P. (2005). École et familles populaires : Sociologie d'un différend. Rennes, PUR.

Riban,C. (2019) Face à l'École : les oscillations de mères de familles populaires, Recherches en Education n°38 https://journals.openedition.org/ree/722

Riban,C. (2021) Des enseignant∙e∙s face à des enfants et des parents jugés non conformes, Agora débats/jeunesses, vol. 87, pp. 25-38.https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2021-1.htm

 

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