Institutions et Dispositifs
Texte de l'intervention de Véronique Laforets (sociologue, doctorante au laboratoire LLS (Langages, Littératures, Sociétés) de l'Université de Savoie) à la formation « Piloter en éducation prioritaire » le 26 mars 2014.
D'un point de vue sociologique, une institution fait référence à un programme :
Il existe de nombreuses définitions de l'institution, mais le plus souvent celle-ci est définie comme un tout comprenant un programme et une organisation. Le programme institutionnel est ce qui est intégré par l'ensemble des acteurs de l'institution (les professionnels, les usagers...). Il n'a pas besoin d'être explicité, il est porté par chacun. Pour reprendre l'exemple proposé par Gilles Herreros[1], le programme institutionnel de l'hôpital repose sur le soin qui structure, organise, hiérarchise les relations, ordonne les coopérations. Les médecins, experts, savent ; les personnels soignants sont dévoués aux médecins et aux malades ; les patients sont confiants dans l'expertise des médecins, reconnaissants envers les soignants. En cas de doute ou de problème particulier, c'est le programme de soin qui permet de réguler les urgences, les priorités, etc... Lorsque ce programme n'est plus reconnu ou dépassé par les évolutions sociétales, l'institution est mise en difficulté. C'est le cas lorsque le patient trouve de l'expertise sur Internet, conteste les choix thérapeutiques, ou a des exigences autres que celles du soin (hôtelières, relationnelles...). Lorsque les infirmières, ou plus récemment les sages-femmes, refusent l’assujettissement aux uns et aux autres, ou encore lorsque les médecins sont convoqués devant la justice pour répondre des éventuels problèmes survenus en cours d'hospitalisation.
L'école et la famille sont deux institutions directement concernées par la Réussite éducative.
La transmission des savoirs constitue le fondement programmatique de l'école et a longtemps régulé les rapports des différents protagonistes, selon un ordre admis par tous. Aujourd'hui ce programme ne suffit plus à fonder l'autorité des enseignants, les familles développent des pratiques consuméristes, et la violence ou le retrait d'une partie des élèves témoignent qu'ils vivent l'école comme un lieu de ségrégation et non d'émancipation. De manière très marquée sur certains territoires, la transmission des savoirs devient anecdotique. Il en est de même pour la famille, institution calée sur un schéma classique qui devient caduque. Les visages de la famille sont aujourd'hui multiples (divorces, recomposition…) et l'exercice de la parentalité est handicapé, voire rendu impossible par les conditions sociales de vie des familles (chômage de longue durée, horaires de travail décalés, insécurité économique, vécu discriminatoire qui brouille le lien aux collectifs…).
L'affaiblissement des programmes institutionnels entraîne des dérives et des crispations organisationnelles, les institutions se rigidifient autour de fonctionnements sans lien avec l'objet poursuivi et sans plus pouvoir assurer leur fonction en matière de production du collectif. On assiste alors à l'externalisation de la gestion des difficultés et/ou à l'apparition d'autres formes de configuration pour que perdure le lien entre les personnes et les institutions, notamment au travers de dispositifs.
Les dispositifs arrivent dans le champ des politiques publiques et de l'intervention sociale avec la décentralisation ; nombre d'entre eux, telles les "Missions locales" font suite aux rapports Schwartz, Bonnemaison et Dubedout.
Un dispositif vise à faire face à l'urgence, à dépasser les contraintes organisationnelles :
Il a vocation à être une instance d'adaptation des institutions à l'évolution de leur environnement et aux spécificités des publics, voire aux nouveaux publics. Le dispositif permet à l'institution de descendre en singularité, il est indissociable de la notion d'individu et de territoire. Par essence un dispositif est hétérogène, expérimental et fragile. Dans le cas des programmes de réussite éducative, l'enjeu n'est pas tant le programme (avec des contenus à dispenser et objectifs normés à long terme en matière éducative), mais de mettre à disposition des enfants, des jeunes et des familles des espaces d'attention et d'écoute, générateurs de relation avec les institutions en charge d'éducation. Il s'agit de démultiplier les prises, les liens, les ponts, les fils par lesquels leur existence sociale se maintient, de faire perdurer ou retisser des attaches à partir desquelles la personne pourra se ré-accorder à ce qui fait société. Les dispositifs ne s'opposent pas aux institutions. Ils sont davantage à voir comme des étayages qui permettent une certaine adaptation des institutions. Mais ceci à plusieurs conditions :
- Que les dispositifs ne s'institutionnalisent pas eux-mêmes, par exemple en se dotant de programme spécifiques ou en se bureaucratisant à leur tour.
- Qu'ils ne se superposent pas aux institutions.
- Qu'ils ne se fassent pas absorber ou annexer par une ou des institutions, notamment en sous-traitant leurs difficultés.
Dans chaque institution, plusieurs niveaux d'action coexistent et s'articulent :
On peut très schématiquement distinguer l'action de terrain, celle des responsables de service et plus généralement des hiérarchies, et le niveau politique. La notion de partenariat est souvent pensée au niveau du terrain. Les professionnels des différentes institutions sont encouragés à monter des projets, à conduire leur action en complémentarité de celles des autres sur les territoires. Dans le cadre des programmes de réussite éducative, c'est mettre en lien et en intelligence l'action de l'aide sociale à l'enfance, de l'école, des CCAS, des communes ou des associations, etc. Or, on constate rapidement que la bonne volonté des acteurs de terrain ne suffit pas. Ils ont l'impression de faire du sur-place, de passer une énergie considérable pour ne pas produire grand-chose, de ne pas être soutenus par leur institution, ou devoir recommencer dès que l'un ou l'autre des professionnels quitte son poste et est remplacé. Pour qu'un partenariat produise, il est nécessaire que les trois niveaux fonctionnent en interne de chacune des institutions et entre les institutions. Que les problèmes/projets/diagnostics relevés par les professionnels de terrain soient relayés et traités par leurs hiérarchies respectives et fassent ensuite l'objet d'un positionnement institutionnel et politique, et que des relations existent entre les hiérarchies et entre les espaces politiques de chacune des institutions. Sans quoi le partenariat de terrain se trouve limité, car faute de pouvoir légitimer et fixer le fruit du "bricolage" des professionnels de terrain, ceux-ci s'épuisent rapidement.
D'où l'importance, en ce qui concerne le pilotage, de ne pas se contenter de se qui se passe sur le terrain mais de veiller dans le même temps à tenir de manière stratégique l'interne et l'externe des institutions, de trouver des modes de régulation entre le terrain et les hiérarchies, entre les hiérarchies et les décideurs, de même que des modes de régulations interinstitutionnels à chacun des trois niveaux. Dit autrement, piloter, c'est coordonner l'aval et exiger de l'amont qu'il se positionne sur les questions qui remontent du terrain.
Sans ce double mouvement, les dispositifs ne produisent pas de changement. Si l'on prend l'exemple du décrochage scolaire, on peut concevoir et utiliser des dispositifs pour en gérer les conséquences, mais il y a fort à parier que rien ne changera vraiment ces dispositifs s'ils ne sont pas utilisés dans le même temps pour travailler ensemble à identifier et agir sur les causes, en modifiant les pratiques et les organisations de travail dans chacune des institutions.
Voir la vidéo de l'intervention (à partir de 26mn10s) :
[1] HERREROS (Gilles), Les projets de réussite éducative. Analyses latérales. Rapport de séminaire. Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche ; INRP, 10/2008