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Alain Bourgarel : « 30 ans de ZEP, une histoire à transmettre et à interroger »

Par skus — publié 27/01/2013 13:20, Dernière modification 26/06/2024 15:14
Texte, vidéo et enregistrement sonore de l'intervention d'Alain Bourgarel au stage "Réussir en Education Prioritaire, de quoi parle-t-on ?" le 08 janvier 2013

bourgarel

Ecouter seulement l'enregistrement audio de l'intervention

J’interviens ce matin comme témoin puis comme observateur, n’étant ni chercheur ni historien de l’éducation. Comme témoin, je rappellerai le contexte d’arrivée en France du concept de Zones d’éducation prioritaires dans les années 60 et, comme observateur, j’attirerai votre attention sur deux points d’actualité qui renvoient justement à l’origine des ZEP.

contexte d’arrivée en France du concept de Zones d’éducation prioritaires

Au début des années 60, en France, la référence générale de progrès dans l’Education nationale était le Plan Langevin Wallon, établi à la Libération : les organisations syndicales, culturelles et politiques de gauche, voyaient dans ce projet l’axe de travail commun hors duquel il était impensable d’agir positivement. La scolarité, et son prolongement annoncé, de tous les enfants étaient vus de façon égalitaire : bâtir la même école pour tous. Le combat à mener était là : unité du système éducatif et égalité de traitement entre tous les élèves. A cela, s’ajoutait une formidable pénurie d’enseignants, au moins dans le premier degré.

Résultat, l’arrivée de jeunes sans formation, n’ayant que le bac en poche, dans certaines écoles où l’Education nationale avait totalement abdiqué ses missions premières provoquait une distorsion entre le discours égalitaire général et la réalité vécue. Aucun syndicat, aucun parti, aucune association pédagogique ou d’éducation populaire ne tenait compte de ces lieux perdus de l’Education nationale, ou, plus exactement, personne n’en parlait : l’effort devait porter sur l’ensemble

Dans ce contexte, nous nous sommes trouvés, groupe d’instituteurs, en 1961, dans une école située au milieu d’une cité d’urgence, bâtie hors de tout tissu urbain, dans la banlieue de Paris. L’école, maternelle et élémentaire, n’accueillait, bien sûr, que les enfants de la cité. La construction datait de 1954 : on y avait alors installé des familles nombreuses sans logis, comme on disait alors, qui, depuis, y avaient été abandonnées, considérées par quelque bureaucrate comme « marginales » et « impossibles à reloger ». 

Pour donner un exemple de l’enfermement de ces cités d’urgence, je donnerai un exemple : lors d’une sortie que nous avions organisée, il était prévu de prendre le métro. Tous les enfants concernés (6 à 8 ans) savaient qu’il s’agissait de descendre sous terre et s’en réjouissaient… Mais arrivés, sur le trottoir de la Mairie de Saint-Ouen, devant la bouche de métro, plusieurs prirent peur car ils pensaient trouver, logiquement, une pente pour descendre, alors qu’ils se trouvaient devant un escalier, casse-tête qu’ils n’avaient jamais vu et qui semblait bien dangereux à utiliser !

Cette cité fut résorbée en 1964, après 10 ans d’existence. Nous en avons fait alors le bilan éducatif : scolarisés jusqu’à 14 ans, un quart des élèves en était sorti sans savoir lire et un quart seulement, sans avoir pour cela leur certificat d’études, avait fait une scolarité convenable. Mais le chômage était faible : en sortant de l’école on trouvait vite du travail. Nous avons diffusé ces résultats dans une revue d’action sociale et ce fut la réprobation générale de notre hiérarchie, de nos syndicats, partis et associations : nous étions des traîtres ! C’était aller contre tous les efforts de l’Education nationale. Ces réalités ne devaient pas s’étaler dans la presse.

La cité résorbée, nous sommes restés unis : à cette époque, la pénurie d’enseignants restait grande et il était possible de se faire nommer en groupe dans une école ordinaire qui ouvrait. Nous avons alors établi un projet pédagogique, imaginant ce qu’il aurait fallu faire dans l’école disparue pour travailler ensuite différemment dans une autre école du type de celle que nous avions quittée.

En 1965, il fallut dégager au plus vite le terrain destiné à construire la future préfecture des Hauts-de-Seine à Nanterre, terrain recouvert d’un immense bidonville. Quelques employés de la préfecture de Paris, chargés de l’opération, décidèrent, sur critères de ressources financières et de nombre d’enfants, quelles familles étaient relogeables en HLM ou, à nouveau, étaient « marginales et impossibles à reloger », les envoyant dans des cités de transit, sortes de camps de baraques en préfabriqués construites hors de tout tissu urbain.

Que faire ? S’opposer, d’abord, à la construction des cités car on savait que les familles y seraient abandonnées malgré les promesses (« 3 ou 6 mois »). Puis, les cités construites, s’opposer à la construction d’écoles à l’intérieur même des cités. Une fois ces deux combats perdus, bien que menés sérieusement et de façon unitaire, que fallait-il faire ? Ne pas bouger, c’était laisser l’administration remplir les postes par des instituteurs débutants sans formation. Même le poste de direction n’avait été demandé par personne.

Nous y sommes donc allés avec notre projet. Trop contente d’avoir six titulaires d’un coup pour les 18 classes à pourvoir, l’inspection académique nous assura d’emblée approuver notre plan. Une fois sur place, il nous fut évidemment dit que le plan n’avait même pas été lu par l’inspecteur d’académie et qu’il était impossible à réaliser, tant réglementairement que politiquement.

Que demandions-nous ? Rien de révolutionnaire et certainement pas un modèle pour ailleurs, juste les moyens de travailler à cet endroit de façon, nous l’espérions, plus efficace :

1°) que soit mise en place une recherche pédagogique sur les causes de l’échec généralisé existant dans ce genre d’école car l’obscurité était totale et déstabilisante pour les enseignants. 

2°) que les effectifs soient la moitié de la moyenne locale, soit 15 à 18 élèves par classe,

3°) que les enseignants soient tous formés à l’école normale (donc un plan de formation de 5 ans pour ne pas dégarnir trop les postes), 

4°) que soit instauré un conseil des maîtres hebdomadaires obligatoire et payé en heures supplémentaires, 

5°) enfin et surtout qu’un « recyclage » soit organisé, c'est-à-dire l’envoi dans les écoles alentour d’une partie des enfants habitant les cités, de façon qu’ils sortent chaque jour de ces ghettos.

Après 3 semaines de grève et l’appui décisif du journal Le Monde, nous avons pu mettre en œuvre ce projet pédagogique qui dura 20 ans ! Car, évidemment, les familles furent abandonnées à leur sort jusqu’à ce qu’un plan de résorption soit commencé en 1982 pour aboutir en 1986.

Ces événements pourraient être oubliés : combien d’équipes pédagogiques, depuis Jules Ferry, n’ont-elles pas mené des bagarres de ce genre aboutissant à débloquer des situations désastreuses ? Rien d’original ici, donc, si ce n’est que lorsqu’il a fallu mettre en œuvre le projet pédagogique il a fallu aussi trouver les appuis réglementaires pour que cela perdure plus d’une année scolaire. L’option alors prise fut d’utiliser une nouvelle catégorie, les « handicapés sociaux », apparue fin 1965 parmi les types de handicaps reconnus par l’Education nationale pour les élèves qui ne pouvaient suivre une scolarité ordinaire. 

Il faut dire que, depuis 1905, l’Education nationale admet que certains élèves ne peuvent être scolarisés sans un appui particulier. On les appelle aujourd’hui « porteurs de handicap ». Les aveugles, les sourds et, surtout, les déficients intellectuels, étaient ainsi reconnus depuis longtemps. Les handicapés moteurs le furent en 1937. Au milieu des années 1960, il y avait encore de nombreux internats pour enfants tuberculeux ou orphelins de guerre. Mais ces deux catégories avaient presque disparu et, petit à petit, avaient été remplacées, de fait, par ce qu’on appelait des « cas sociaux ». Mais les enseignants de ces internats (la scolarité y était assurée à l’intérieur) se plaignaient de difficultés scolaires nouvelles ! « Ah ! Que les tuberculeux et les orphelins étaient faciles à enseigner ! Avec ces cas sociaux on n’arrive à rien » pourrait-on dire en caricaturant.

Le ministère de l’Education nationale avait donc répondu à leur demande en créant une nouvelle catégorie dans ce que l’on appelait alors « l’enfance inadaptée », permettant à ces classes de « cas sociaux » d’avoir 15 élèves seulement et aux enseignants de bénéficier d’une année de formation spécialisée. La nouvelle catégorie, les « handicapés sociaux » étaient définie comme « les enfants qui ne bénéficient pas des meilleures conditions d’éducation ». Définition très précise puisqu’on peut y mettre, si l’on veut, 100 % des enfants.

Nous nous sommes donc appuyés sur cette définition qui ne voulait rien dire pour faire déclarer par l’administration que tous nos élèves étaient handicapés sociaux (ce qu’ils n’ont jamais su) et tous les maîtres de l’école instituteurs spécialisés handicapés sociaux (ce qui leur a permis, avec un plan de 5 ans, d’avoir une année de formation spécialisée). Les conseils de maîtres hebdomadaires furent payés par la préfecture et, surtout, le recyclage institué : 12 écoles de 4 communes voisines accueillirent pendant 20 années entre 200 et 250 enfants habitant les cités de transit. Pour la recherche pédagogique, en revanche, il fallut attendre. Nous l’avons donc pris en charge nous-mêmes, sans grande efficacité.

Mais l’ambiguïté restait lourde : déclarer « handicapés » nos élèves ! C’était absurde dans la pratique puisqu’ils ne l’étaient pas (sauf un tout petit pourcentage, comme statistiquement c’était prévisible). C’était surtout immoral, même si personne ne le savait et si, pour les initiés, il ne s’agissait que d’une procédure astucieuse pour avoir les moyens de faire tourner l’école. Nous étions donc en recherche d’une autre base réglementaire pour obtenir les mêmes conditions de travail.

C’est alors, fin 1968, qu’eut lieu, au Centre international de l’Enfance (centre situé à côté de l’hippodrome de Longchamp, inactif depuis 1999) la présentation du rapport que Madame Plowden avait déposé entre les mains du Premier ministre à Londres. Dans son exposé, l’expert anglais expliqua qu’existait dans son pays des quartiers abandonnés par les services éducatifs publics et privés où l’échec scolaire était massif. Il poursuivit : les élèves y ont toutes les apparences d’handicapés mais ils ne le sont pas, ils pourraient apprendre, mais il faudrait pour cela un immense effort de tous, pouvoirs publics, associations privés, sponsors… et un travail en commun avec non seulement les parents mais aussi tout le quartier. Et de proposer la création d’EPA (Educational Priority Areas), c'est-à-dire de ZEP.

Déjà, les années précédentes, nous avions suivi les conférences données à Paris sur le développement communautaire (dans le sens de « population du quartier »)  et sur le travail avec les parents et les urbanistes à Baltimore pour le développement de la petite enfance. Nous avions, avec ces ZEP anglaises, le moyen de sortir de notre contradiction : considérer nos élèves comme perturbés dans leurs études par leur habitat dans une zone infernale et non comme porteurs d’un handicap personnel. A Pâques 1969, nous étions Curzon Street à Londres pour rencontrer ceux qui mettaient en œuvre les EPA. 

Cette approche territoriale permettait à la fois d’échapper au "handicap social" et de trouver sur place un apport des autres composantes sociales (familles, logement, santé, services sociaux…) qui pesaient sur les résultats scolaires. C’était la bonne manière d’appréhender la réalité que nous vivions.

Dans la foulée, nous proposions, dans la revue Interéducation, la création de ZEP en France et proposions à nos organisations syndicales, politiques et associatives de reprendre ce concept dans leurs revendications, objectifs politiques ou pratiques pédagogiques. La route fut longue et incertaine… mais Alain Savaray, nouveau ministre de l’Education nationale, installé définitivement dans ce poste le 27 mai 1981, envoyait dès le 4 juin une note aux recteurs et aux IA pour leur annoncer, entre autres, la création de ZEP en France.

Cette histoire, pour réelle qu’elle fut, ne rend pas compte de l’évolution de la société française pendant cette quinzaine d’années et sans laquelle il n’y aurait jamais eu de ZEP : d’une part mai 1968 avait bouleversé beaucoup de choses, d’autre part des évolutions de fond avait marqué l’Education nationale : allongement de la scolarité à 16 ans, création des collèges, développement de la recherche en éducation, travaux du CRESAS-INRP (déclarant notamment que le handicap social n’existait pas), conscience généralisée qu’on ne pouvait laisser à l’abandon des territoires où l’Education nationale était totalement défaillante, apparition des « exclus » dans le champ politique, opérations interministérielles « Habitat et vie sociale », augmentation dramatique du chômage…

Six mois après l’installation des ZEP, le ministère supprime la catégorie "Handicapés sociaux". Personne n’y fait attention. Pourtant, deux centres de formation d’enseignants ont fonctionné (Suresnes-Nanterre et Nantes) pour scolariser quelques milliers d’enfants qui, pour la plupart, n’ont jamais su, tout comme leurs parents, avoir été ainsi catalogués. Histoire finie ? Hélas non. Car une fois averti, on se rend compte qu’à chaque débat sur la scolarité des enfants de familles pauvres l’idée renait. Pas de problèmes, si l’on en juge par ce qui est public, en 1989 pour établir la Loi d’Orientation Jospin. Quelques velléités en 1997-98 lors de la seconde relance des ZEP mais vite rejetées par la rue de Grenelle. En revanche, en 2005, des élus de droite demandent des programmes spéciaux pour ces enfants qu’on n’arrive pas à bien scolariser. Et il n’est pas délirant d’imaginer que la « droite radicale » qui s’est tant manifestée lors du deuxième tour de la présidentielle de 2012, aurait pu obtenir, en cas de victoire, la création d’une filière spéciale débouchant sur le sous-emploi à 14 ans.

C’est pourquoi il semble utile de connaître cette histoire du "handicap social" : l’idée simpliste peut apparaître comme utile à une opinion publique peu éclairée. Même parmi les enseignants et les administrateurs on entend parfois quelques envies s’exprimer en ce sens. « Tous capables » répond le GFEN. Nous devons garder à l’esprit ce mot d’ordre, même si on en sait tous ici la difficulté du travail à mener : le handicap social reste une menace conceptuelle et morale bien vivante.

Regard sur l'actualité de l'Education Prioritaire 

Ma seconde observation pour aujourd’hui concernera le caractère exceptionnel et provisoire des ZEP. D’abord pour une simple question de logique : on ne peut parler de « priorité » pour une part importante d’un ensemble. Il faut qu’elle ne s’exerce que sur une petite part, la plus petite possible, si on la veut effective.

Or c’est une question récurrente : on a constamment, durant ces 30 dernières années, voulu utiliser la formule des ZEP pour réformer le système éducatif dans son ensemble. Le constat que l’école française n’était pas, ou n’était pas assez, au service des enfants du peuple, a peu à peu été admis par tout le monde après « Les héritiers » de Bourdieu et Passeron. Il fallait donc changer l’école. Mais cet objectif n’avait rien à voir avec celui des ZEP dont l’existence ne cherchait qu’à sortir quelques rares (heureusement)  territoires d’une situation infernale d’enchaînements négatifs.

Les ZEP ont été créées pour que le droit à l’éducation s’applique là où l’Education nationale est totalement défaillante, là où il faut des mesures exceptionnelles pendant quelques années, là où la solution aux problèmes éducatifs n’est plus du seul ressort des enseignants mais aussi des élus locaux, des urbanistes, des offices HLM, des syndicats de transports urbains, etc. Travail avec les parents d’élèves, les élus, la Politique de la Ville et, pour ce qui concerne les enseignants, haute formation pédagogique, haute conscience de leurs responsabilités, haute considération de leurs élèves, stabilité des équipes et soutien de leur hiérarchie.

350 ZEP en 1982, 558 en 1990 et 1189 en 1999… La réduction à laquelle s’était engagé le ministre De Robien en décembre 2005 pour juin 2006 attend toujours. On l’annonce à nouveau pour février 2013. Puissent nos ministres avoir enfin le courage et la lucidité de dire que l’éducation prioritaire n’existe que pour des situations dramatiques et exceptionnelles. Il en existe dans différentes régions (mais la moitié des régions de France n’est pas concernée heureusement) mais elles sont cachées par l’immense ensemble des territoires relevant de « l’éducation prioritaire » où, effectivement, il y a des problèmes de réussite scolaire, que l’Education nationale, par des mesures générales, doit régler. 

Les débats menés depuis juin 2012 pour une « école plus juste » n’ont pas été clairs à ce sujet et l’opinion publique (y compris l’opinion enseignante) ne distingue pas ce qui relève de la règle et ce qui relève de l’exception. Puissent les prochains mois clarifier cette question. Et dans le bon sens.

Notes bibliographiques :

  • Bruno COGEZ, Les ZEP : origines, projets, mise en place. Paris I CRHMSS, 1996
  • Antoine PROST, L’origine des ZEP, in « Le Monde de l’éducation » mars 2005
  • Lydie HEURDIER, Vingt ans de politique d’éducation prioritaire, Paris-Descartes http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/66/99/76/PDF/thA_se.pdf  2008
  • Lydie Heurdier, La politique d’éducation prioritaire : un projet politique construit hors du champ politique 1981-2001, article à paraître.