Aller au contenu. | Aller à la navigation

Vers le facebook de Centre Alain Savary Vers le twitter de Centre Alain Savary Vers le RSS de Centre Alain Savary
Centre Alain Savary
Navigation
Vous êtes ici : Accueil / Thématiques / Métiers / Enseignants / De « l’evidence-based practices » aux « practice-based evidences » : et si les chercheurs anglo-saxons nourrissaient des débats éducatifs féconds en France ?

De « l’evidence-based practices » aux « practice-based evidences » : et si les chercheurs anglo-saxons nourrissaient des débats éducatifs féconds en France ?

Par Patrick Picard publié 18/06/2017 14:15, Dernière modification 22/09/2017 09:41
Améliorer l’école pour qu’elle fasse mieux réussir tous les élèves ? Assurément. Mais comment ? Appliquer « les pratiques qui ont fait leurs preuves » ? Anthony Bryk, président de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching, aux Etat-Unis, propose une synthèse explosive : un modèle systémique qui converge avec d’autres résultats énoncés par Hopkins, Snow, Spillane, Scott, Levin & Fullan sur les conditions de l’action publique efficace. Une proposition dans laquelle de nombreux courants de recherche francophone pourraient se retrouver...

Quels sont les savoirs robustes dont on dispose, sur les paramètres qui influent sur la réussite des élèves, et notamment les plus éloignés de la culture scolaire ?

  • La volonté et le pouvoir d’action des acteurs sont indispensables à la réussite d’une réforme
  • Pour résoudre un problème, il faut analyser précisément et complètement le problème à résoudre avant de se lancer dans un changement de programme
  • Bien sûr il faut avoir des données précises sur les connaissances des élèves, mais aussi passer du temps à comprendre les causes des difficultés qu’ils rencontrent pour apprendre, afin d’organiser l’enseignement en conséquence.

Depuis quelques décennies, on a vu fleurir l’ambition de développer des « pratiques fondées sur des preuves » (evidence-based practices), sur la base d’un modèle médical : si un essai sur le terrain produit une taille d'effet significative, cela signifie que l'intervention devait fonctionner pour d’autres situations. Mais ce que ne dit pas ce type de modèle, c’est ce qu’il faut réaliser pour que l’implantation de ces nouvelles pratiques fonctionne réellement, dans différents contextes, avec différents publics.

Autre idée aujourd’hui dominante, le fait que les « communautés de pratique » ou « l’établissement formateur » permettent aux professionnels de résoudre de manière collaborative les problèmes qui se posent à eux en brisant les « pratiques solitaires ». Mais il est beaucoup moins documenté de comprendre « à quelles conditions » ces réseaux vertueux se développent : charisme du chef d’établissement ? Incitations au travail collectif ? Modification des modalités d’affectations ?

Bryk propose plutôt d’établir des « preuves basées sur la pratique » (practice-based evidences), en analysant les écarts entre les « bonnes idées » et les difficultés réelles que pose leur mise en œuvre dans le réel. Il se fonde alors sur les connaissances accumulées dans le monde médical : le travail « réel » est plus difficile (et produit des résultats d’une plus grande variabilité) que ce que postule tel ou tel point de vue de la recherche. 

Faire mieux fonctionner un système aussi complexe que la médecine générale, le travail social ou l’enseignement est donc plus complexe qu'agglomérer des  briques « qui ont fait leur preuve ». "Que faire si vous avez construit une voiture à partir des meilleures pièces de voiture ? Eh bien, cela vous conduirait à mettre des freins Porsche, un moteur Ferrari, un corps Volvo, un châssis BMW. Et vous avez tout ensemble et qu'est-ce que vous obtenez ? Un tas de déchets très couteux qui ne va nulle part. Et c'est ce que la pratique médicale peut ressentir aujourd'hui."

Comment prendre en compte la complexité ?

Bryk préconise au contraire de veiller à ce que chaque élément s’ajuste, s’emboite de manière productive, à la fois pour ceux qui font le travail, et envers ceux qu’ils cherchent à servir. Lorsqu’il étudie les raisons possibles de la « non-qualité », il propose de prendre en compte : 

  • le développement croissant des exigences publiques envers les systèmes, dans un contexte d’explosion des connaissances, mais aussi des «idées simples » propagées par la communication et les réseaux sociaux
  • l’hétérogénéité de plus en plus forte entre les individus, les groupes sociaux, les espaces, qui rend le travail des acteurs de plus en plus difficile, de plus en plus fatigant, particulièrement dans l'éducation prioritaire où l'écart entre ce qui est demandé et ce qui est réalisable dans les conditions données rend le travail particulièrement exigeant. "Peu de professionnels peuvent réagir efficacement à toute cette complexité dans leur travail quotidien". Pour Bryk, ces observations suggèrent d'accorder encore plus d'attention aux environnements organisationnels qui façonnent la manière dont le travail est mené, plutôt que de croire à l'effet de telle ou telle mesure prise isolément.
  • l’externalisation de plus en plus grande à des services d’aide, d’appui, de soins, qui rendent de plus en plus difficile la coordination, la mise en cohérence, la compréhension de ce que font les autres éléments du système auquel on participe, les différents niveaux (du national au local) qui interagissent, traduisent, soutiennent –ou pas- ce qu’il y a à faire…

« Comme dans les systèmes de soin ou de santé, peu de professionnels peuvent réagir efficacement à toute cette complexité dans leur travail quotidien. Donc, il n'est pas surprenant qu'un gouffre existe entre ce que nous cherchons à accomplir et ce que nous réalisons réellement. » explique A. Bryk. Il propose donc de renforcer les capacités de recherches centrées sur l’observation de la mise en œuvre de réformes, la variabilité des résultats plutôt que leur impact moyen. Pourquoi réussit-on dans certaines écoles et pas dans d’autres ? L’action mise en œuvre profite-t-elle à certains plutôt qu’à d’autres ? Comment interagit-il avec d’autres conditions ou facteurs présents dans l’école ? Il propose de mettre l'accent sur la façon dont les facteurs (tâches, organisation) se combinent pour créer cette variabilité. En éducation comme en médecine, obtenir de meilleurs résultats à grande échelle signifie que «toutes les parties» se joignent de manière plus constructive. La façon dont les différents processus de travail, outils, relations de rôle et normes professionnelles interagissent de manière plus productive dans une variété de conditions devient alors l'objectif principal d’attention de la communauté apprenante. 

Malheureusement, en France comme aux États-Unis, aucune infrastructure professionnelle n’existe actuellement pour organiser la collaboration intermétier, synthétiser les avancées et les « preuves basées sur la pratique ». Mais cela pourrait être une piste, comme le montre la récente circulaire sur le pilotage en éducation prioritairehttp://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=116133 qui insiste sur la nécessité de l’articulation systémique du travail des différents métiers : « priorité aux apprentissages », « échanges entre tous les partenaires du réseau », « accompagnement et mutualisation de l’expérience des pilotes », « animation de collectifs », « travail en lien avec la recherche », importance du rôle du coordonnateur, formation coconstruite pour soutenir l’activité et le travail collectif des enseignants… Pour difficile qu’il soit, ce chemin affiché peut être pour les pilotes le moyen de nourrir la capacité institutionnelle à agir sur les bons leviers, et à favoriser le développement de pratiques « robustes » pour favoriser la réussite de tous. Et pas seulement en éducation prioritaire… 

Bryk met donc en discussion un paradigme d’amélioration de la qualité en éducation qu’il résume dans le schéma ci-dessous :

Modèle de Brick

 

Nous pourrions, en le rapprochant davantage du contexte français, le traduire dans un tableau synthétique :

On pourrait être tenté de… Mais on risque de… Essayons donc de…
Mettre en œuvre rapidement des réformes généralisant des changements de pratiques

Sous-estimer les conditions de réplicabilité et les difficultés de mise en œuvre, être incompatibles avec les normes professionnelles des enseignants

Sous-estimer le facteur temps.

Reconnaître la complexité organisationnelle, vérifier l’utilisabilité des outils proposés, développer la conception continue dans l’usage et les régulations
Se centrer sur l’effet « standard » d’une mesure Du fait de la variabilité des contextes (compétences des enseignants, hétérogénéité des élèves, capacités du système à accompagner), certains « gains » attendus ne se produisent pas. Observer précisément l’impact de la mise en œuvre d’un changement, développer la recherche sur l’origine de la variabilité des résultats (pourquoi ce qui aurait du marcher ne fonctionne pas…)
Penser que la recherche peut prescrire aux enseignants les changements à réaliser Du fait de la fractalisation importante de la recherche, risque que certaines approches de recherche sous-estiment la complexité du travail enseignant ou des conditions à réaliser pour la mise en œuvre Développer par l’interaction formation/recherche l’observation réelle des questions professionnelles posées par la mise en place d’une réforme, croiser les approches de recherches par des « conférences de consensus »
Prescrire des programmes tout en renvoyant les professionnels à leur « liberté pédagogique » Renvoyer à chaque enseignant la responsabilité individuelle de résoudre les difficultés d’apprentissage des élèves Outiller les professionnels à développer des « observables partagés », développer le co-enseignement et la capacité des enseignants à mieux comprendre la nature des difficultés d’apprentissage afin de construire des situations pédagogiques efficaces
Demander au « local » la mise en œuvre de l’innovation efficace pour favoriser la créativité Demander aux pilotes locaux des compétences managériales et pédagogiques au-delà de leurs compétences, ne pas donner les ressources formatives nécessaires au soutien Former ensemble les formateurs et les pilotes pour mieux identifier les dilemmes de métier, construire des dynamiques professionnelles en se centrant sur le pédagogique et les outils qui aident à enseigner les connaissances et compétences qui donnent lieu à de fortes inégalités.

Laissons la parole à A. Bryk dans sa conclusion :

« Il ne s'agit pas seulement de savoir ce qui peut améliorer ou empirer les choses, mais de développer le savoir-faire nécessaire pour améliorer réellement les choses.

Imaginez un avenir dans lequel ce type d'apprentissage systématique s'améliore chaque jour dans des milliers de contextes et engage de nombreux milliers d'enseignants, d'érudits, de concepteurs et d'innombrables autres. Le domaine de l'éducation pourrait devenir une immense communauté d'amélioration en réseau. Nous pourrions accélérer considérablement la façon dont nous apprenons à améliorer. Nous pourrions atteindre des résultats valorisés auxquels nous aspirons maintenant, mais soyons réalistes, pour lesquels nous n'avons aucune stratégie à mettre en oeuvre réellement (…)  Cela va amener un changement significatif dans notre façon de penser et sur les façons dont nous travaillons et apprenons ensemble à obtenir tout cela, et de plus en plus vite. Je serais heureux d'explorer ce défi avec vous et de m'employer comme compagnons de voyage pour apprendre à améliorer.

Nous aussi, au centre Alain-Savary...

 

Une proposition de traduction en français du texte original de Bryk réalisée par le Centre Alain-Savary

 

 publié le 18/06/2017