Une boussole pour le pilotage de l’éducation prioritaire : dilemmes et tensions
Nous avons cherché à construire un outil synthétique, à partir des préoccupations des différents métiers avec lesquels nous avons eu des entretiens. Sans idée ni catégorie préconçues, nous avons analysé les verbatims d’une cinquantaine d’entretiens avec des inspecteurs, personnels de direction, CPC, coordonnateurs, formateurs… Nous avons d’abord catégorisé un certain nombre de préoccupations, d’actions, d’objets du travail, en essayant de comprendre dans le détail, parfois entre les lignes, les préoccupations professionnelles que nous confiaient nos interlocuteurs sous le sceau de la confidentialité que nous leur garantissions.
Pour chaque métier, des dilemmes
Cela nous a amenés à mesurer à quel point la même préoccupation pouvait très bien être vécue différemment au sein même d’un métier :
- Certains personnels de direction, « transformer les pratiques » est un préalable brandi comme un étendard, quand pour d’autres « il faut prendre le temps pour que les choses puissent se coudre toutes seules ».
- Certains inspecteurs sont très focalisés sur la mise en œuvre de la prescription, quand d’autres se pensent avant tout comme des accompagnateurs.
- Certains coordonnateurs pensent que leur rôle dans la conception de formations est indispensable, quand d’autres se considèrent exclusivement comme des organisateurs.
- Certains directeurs entendent jouer un rôle important dans le pilotage pédagogique de leur école, quand d’autres centrent leur travail sur l’organisation matérielle et les rapports avec les partenaires…
Plutôt que de penser « référentiel métier », nous avons donc été amenés à identifier les différentes actions et dilemmes du « pilotage », sans forcément référer à telle ou telle fonction. Nous avons eu l’idée de construire un document qui identifie « ce qu’il y a à faire », la discussion revenant in fine aux membres du réseau pour savoir « comment faire » et qui devait y contribuer.
En effet, l’observation attentive des contenus des discours, mais aussi des rôles joués par les uns et les autres dans les réunions que nous avons observées, nous a montré qu’on ne peut en aucun cas limiter chaque métier aux caricatures qu’on peut en faire.
Quatre grands pôles en tension dans le travail de pilotage et d’impulsion
Nous ne revenons pas ici sur le fait que le travail collectif ne se joue pas exclusivement dans les espaces formels : partout, de nombreuses relations informelles fluidifient, explicitent, précisent, mettent en mouvement le travail du réseau. Cependant, les espaces formels, comme lieux de confrontation, de verbalisation, donnant lieu à des traces par les comptes-rendus, ont un rôle essentiel.
Nous avons donc, par décantations successives, groupé les préoccupations en quatre grandes familles : orienter, opérationnaliser, rendre compte, et confronter le prescrit au réel. Forcément arbitraire et grossier, ce travail permet de comprendre les tensions du travail des pilotes.
Orienter, c’est avant tout décider de priorités, définir les objets du travail collectif, et chercher à renforcer la cohérence de l’action avec les professionnels. Les documents de la prescription (lois, programmes, circulaires…) guident le travail des pilotes, mais on sait qu’ils doivent tout à la fois :
- pouvoir les « traduire », en comprendre les genèses ou les implicites, se mettre d’accord sur le sens des mots, et en faire quelque chose d’utilisable dans son contexte ;
- ne pas courir tous les lièvres à la fois, identifier ce qui est rapidement faisable ou au contraire nécessitera un travail de longue haleine.
Souvent, ce travail sera en tension avec « rendre compte », à la fois avec la hiérarchie — d’autant plus que les « dialogues de gestion » pour tenter d’adapter les moyens aux priorités sont désormais monnaie courante à tous les étages —, mais aussi avec les professionnels engagés dans le travail de terrain, afin d’expliciter les objectifs, susciter l’engagement dans les projets, etc. Sans l’engagement des professionnels, les pilotes savent que leur impulsion sera vaine, et sans impulsion continue dans le temps, les efforts des uns et des autres seront désordonnés.
Une des grandes fonctions du pilotage est de rendre possible le travail, en opérationnalisant ce qu’il y a à faire, en le rendant possible, faisable, en réajustant ce qui est prévu en cas de difficulté, en produisant des outils maniables, appropriables. C’est d’autant plus nécessaire que le projet s’éloigne des pratiques « ordinaires » des enseignants, ou qu’il nécessite un travail collectif important.
C’est pourquoi une condition essentielle de la réussite est de confronter le prescrit au réel, en se donnant les moyens d’observer les élèves dans les apprentissages, les enseignants dans leur travail quotidien. On cherche souvent trop rapidement à innover là où il est aussi essentiel de savoir observer, recenser ce qui fonctionne déjà bien et peut être partagé, construire des espaces collectifs de travail pour échanger, se former, avoir des apports sur ce qui pose problème, mieux comprendre la nature des difficultés d’apprentissage.
En tensions, ces quatre dimensions du pilotage et de l’impulsion sont difficiles à faire « tenir ensemble ». Comme l’indique Flore Barcellini (voir la vidéo de son intervention), cela nécessite que des espaces formels permettent aux uns et aux autres de confronter leurs conceptions, de préciser leurs manières de voir le monde, de prendre conscience de leurs mobiles d’action, et d’apprendre à travailler sereinement (ce qui ne veut pas dire sans confrontation) avec ceux qui ne pensent pas comme soi. Assurément de bonnes raisons de prendre au sérieux l’accompagnement des accompagnateurs (qu’ils soient équipes de direction, inspecteurs, formateurs, coordonnateurs, directeurs, etc.), dans un système qui pense trop souvent qu’il suffit de prescrire pour mettre en œuvre la qualité dans le travail…