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Langages et constructions de savoirs dans les disciplines scolaires : questionner des évidences

Par Frédérique Mauguen publié 09/11/2021 09:25, Dernière modification 15/12/2022 11:16
Une conférence de Martine Jaubert et Maryse Rebière, professeures des universités en Sciences du langage à l’université de Bordeaux, dans le cadre d’une formation de formateurs sur les interactions orales et les apprentissages (2020). A partir d'extraits de corpus d'interactions langagières dans différentes disciplines, les deux chercheuses analysent "le savoir parler" pour construire les savoirs scolaires et donnent des clés pour inclure cet enjeu en formation et au sein de la classe.

 

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Introduction 00:00
Le rapport au langage: entre ruptures et imbrications 1:58 

Les difficultés des élèves dans une même discipline

6:36
Et d'une discipline à l'autre 16:27
Réinterroger la construction des savoirs 21:58
Réinterroger les définitions du langage 27:04 
Le rôle du langage dans les apprentissages 40:52 
L'oral à l'école: synthèse et pistes en formation 59:24

Introduction

En référence à la conférence de Sylvie Plane (2019) sur les multiples dimensions de l'oral, cette intervention porte spécifiquement sur les dimensions cognitivo-langagières de l'oral, au coeur des  interactions didactiques dans les différentes disciplines.

LE RAPPORT AU LANGAGE DE LA MATERNELLE À L'UNIVERSITÉ : enTRE RUPTURES ET IMBRICATIONS

L’École est un lieu de ruptures et d'imbrications entre différents mondes pour l’élève :  le monde des croyances et le monde des savoirs, mais aussi le monde de l’oral et celui de l’écrit. L' École fait entrer les élèves dans des cultures et des discours spécifiques. De la maternelle à l'Université, l'enjeu est ainsi de construire un rapport au langage "plastique, flexible" qui tienne compte des contextes, des finalités et des usages disciplinaires et professionnels.

 

Ce processus de transformation commence en maternelle où une première rupture s’établit entre l’usage du langage quotidien que l’élève utilise avec sa famille et le langage scolaire dont les significations sont partagées par une communauté plus élargie. A l’école élémentaire, l’élève construit un « oral-scriptural » avec une prise en compte des différentes disciplines. Au collège puis au lycée, à l’université et dans le monde professionnel, ce processus de spécialisation disciplinaire des usages langagiers se poursuit.

 

"Apprendre à faire des choses avec des mots dans une culture "(Bruner, 1983), à la fois en production et en compréhension de l’oral, est une activité complexe. Pour l'élève, cela implique de rendre public son discours dans une discipline donnée et de l'organiser en fonction des attentes de la discipline. Il s'agit ainsi de mobiliser des usages spécifiques du langage, en articulant langage (oral et écrit) et activité réflexive, afin de rendre dicibles les concepts appris. L' École mobilise un langage qui intellectualise les rapports au monde.

 LES DIFFICULTÉS RENCONTRées PAR LES ÉLèVES DANS UNE MÊME DISCIPLINE

Dans chaque discipline, les élèves possèdent des pratiques dites « déjà-là ». Ces dernières permettent de mieux comprendre les interactions orales de certains élèves interrogés dans une discipline située.

Des propos d'élèves relevés en sciences et en grammaire en CM2, rendent compte de la diversité des interprétations des attentes disciplinaires et des positionnements énonciatifs associés dans ces deux disciplines. 

 

Ces deux exemples illustrent la difficulté pour les élèves de cerner les attentes disciplinaires, à la fois dans les activités et dans les discours qu’il faut mobiliser pour cette activité. Le rôle de l' École est alors d'aider les élèves à construire un positionnement énonciatif dans chaque discipline.

 

 ET D'une DISCIPLINE À L'AUTRE...

La succession des disciplines et le changement de positionnement énonciatif constituent une autre difficulté pour les élèves. Les exemples développés en littérature puis en sciences, mettent en lumière la complexité de ce qui est demandé successivement aux élèves qui ne comprennent pas pourquoi les connaissances valorisées en littérature -comme l'imaginaire- ne sont plus acceptables en sciences -discipline qui s'appuie sur les faits.

           

Cette difficulté est d'autant plus présente dans le travail interdisciplinaire, ce qui demande aux enseignants de connaître et de prendre en compte ces variations langagières entre les  disciplines. Un exemple de travail interdisciplinaire en Histoire et Littérature rend compte de cette difficulté. A partir de la lecture d'un roman historique et d'une double page documentaire, les élèves sont invités en Histoire à rédiger une page documentaire sur le système médical pendant la guerre 14-18. On constate que les élèves sont en difficulté pour construire un discours ancré dans la discipline Histoire et mélangent les usages langagiers relevant du récit et ceux relevant des savoirs en Histoire.

 

Les choix langagiers et les positionnements énonciatifs ancrent les savoirs dans des mondes particuliers, des communautés discursives et plus précisément ici dans des disciplines avec des pratiques spécifiques. Si les connaissances linguistiques et textuelles sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. Les élèves ont besoin de s'acculturer aux univers culturels disciplinaires pour construire progressivement une conscience disciplinaire et un discours acceptable dans la discipline. Le locuteur en situation scolaire apprend en effet à devenir un sujet cognitif -qui apprend des savoirs et des valeurs - et un sujet sociale-qui apprend les manières de parler , de penser et d'agir de la discipline.

 

RÉINTERROGER LA CONSTRUCTION DES SAVOIRS

Ces difficultés rencontrées par les élèves sont liées à des conceptions plurielles relatives à la nature des savoirs et au langage. Elles  peuvent faire obstacle aux apprentissages.

Pour les enfants, les savoirs seraient préexistants à l’activité humaine. Il suffirait donc juste d’apprendre, de lire, d’aller chercher l’information brute, alors que ces savoirs, scolaires et savants, sont des constructions historiques et culturelles, fruits d'une activité humaine spécifique au sein d’une communauté. En référence au travaux de Vigotski, apprendre c’est donc transformer des concepts spontanés en concepts scientifiques.

Les savoirs scolaires sont des savoirs savants à la mesure de l'école.  Leur construction suppose ainsi un certain degré de généralisation, des désignations et de multiples reformulations qui reposent en partie sur un travail langagier, oral et écrit , ainsi que sur l’espace donné aux élèves pour qu’ils s’y essaient.

 

RéINTERROGER LES CONCEPTIONS DU LANGAGE

Réinterroger le langage et ses conceptions permet aussi de dépasser certaines évidences et de donner des clés pour mieux comprendre les enjeux de l'oral pour apprendre, à l'École.

 

  • Le langage est à différencier de la langue. Il renvoie aux usages que chacun fait de la langue et que des groupes humains ont stabilisés dans la culture.
  • C’est une activité sémiotique qui permet d'élaborer des significations dans les différents mondes dans lesquels sont construits des objets de discours. A titre d'exemple, on peut parler d'un escargot d'un point de vue scientifique ou d'un point de vue littéraire et ainsi construire des objets différents dans le langage.
  • Dans le langage, on mobilise également des formes de rationalité, par la s manière  de construire un propos. On n'argumente pas de la même façon en Histoire, en Littérature.
  • Par conséquent, en parlant on construit l’image d’un sujet discursif en fonction des positions énonciatives adoptées. Le langage a donc un pouvoir créatif qui donne à voir le point de vue du sujet sur l'objet et oriente la compréhension de l'interlocuteur. Dans l'exemple développé en sciences, les reprises et les modifications montrent que le discours de l'élève intègre progressivement des éléments du discours scientifiques à ses représentations initiales, pour essayer de penser une nouvelle représentation.
  • L' activité langagière est aussi une activité contextualisée qui s’organise dans des genres de discours spécifiques, en référence à Bakthine (1984), qui énonce que : « Si les genres n’existaient pas, il faudrait les inventer ». Sa définition du genre est celle d' une forme relativement stable qui permet d'organiser les énoncés selon les normres données par la culture. Les genres sont également des systèmes d’attentes (le lecteur a des attentes préalables lorsqu'il lit un roman policier par exemple), des outils de sémiotisation qui nous donnent une interprétation du monde auquel ils se réfèrent.
  • Il existe des genres premiers et des genres seconds de discours (Bakhtine, 1984).  Les genres premiers se situent dans la dynamique de l'échange et sont reliés au monde du quotidien alors que les genres seconds permettent de mettre à distance les objets du monde et de rendre dicibles les savoirs.
  • Le langage est aussi une activité dialogique « socialement poreuse » (Bakthine, 1984) . On parle toujours en référence à d'autres discours. C'est ainsi que le discours s'enrichit, se déplace. Il est aussi "polyphonique", c'est-à-dire qu'il présente des voix plurielles, ce qui soulève comme difficulté  la prise en charge énonciative par le locuteur de ces voix plurielles.

 

LE RÔLE DU LANGAGE PAR RAPPORT AUX apprentissages ViSÉS

En référence aux constats et analyses précédents, les chercheuses synthétisent ce que signifie "Apprendre à l'école " sur le plan langagier, en deux grands principes :

- faire passer les élèves du monde quotidien au monde des savoirs disciplinaires ;

- favoriser la secondarisation : la transformation des genres premiers vers des genres seconds. Autrement dit passer d'une production langagière spontanée, liée au contexte immédiat et à l'expérience première,  à une production langagière décontextualisée, support de pensée et d'apprentissage scolaire spécifique de la discipline concernée.

Ces enjeux demandent la mise en oeuvre d'une médiation langagière importante de la part de l'enseignant pour permettre aux élèves de s'inscrire dans les communautés discursives disciplinaires.

Deux exemples de médiation langagière sont analysés à partir de corpus d'interactions au cours de séquences d'apprentissage.

 

Une médiation langagière en classe de Petite section

En sciences, en classe de petite section, on observe comment l'enseignante conduit ses élèves à modifier progressivement leur rapport au monde et au langage des élèves, en introduisant de nouvelles conduites langagières. Dans cette séance, qui a pour objectif de construire le concept de vivant, la médiation langagière de l'enseignante oriente la construction d'un objet du discours (l'escargot) plus ancré dans le monde scientifique. Animal anthropomorphisé dans le discours spontané des élèves, l'escargot devient ainsi un animal se rapprochant davantage de la représentation scientifique.

 

Une médiation langagière en classe de CE2

Dans la séance de littérature présentée,  les élèves sont invités à écrire un récit fantastique du point de vue du narrateur. Ils se trouvent en difficulté pour écrire son ressenti à la première personne du singulier.

L'enseignante choisit d’organiser une « interview du narrateur » pour pousser l'élève à se mettre dans la position du personnage, à s'approprier son point de vue et à construire la position énonciative du narrateur.

Entre les deux versions du texte produit par l'élève, on observe une transformation qui relève du processus de secondarisation. La seconde version relève davantage du genre second, plus ancrée dans la communauté discursive littéraire. On constate en effet une modification de l'objet du discours (un écrit plus proche du monde fantastique). Par ailleurs, la contrainte du point de vue et l'interview organisé permettent la mise en oeuvre d'un savoir littéraire nouveau qu'est le point de vue (avec la stabilisation du dialogue interne qui est celui du narrateur).

 

L'ORAL: SyNTHÈSE ET PISTES EN FORMATION

L'oral à l'école est une activité qui permet de construire des significations dans un contexte spécifique par des processus de négociation, de reprise et de reformulation. C'est donc aussi un outil d'ancrage dans les disciplines, dans la mesure où ces reprises et modifications visent à se rapprocher des attendus disciplinaires.

Dans cette activité,  la confrontation des différents discours (ceux du monde des savoirs scolaires et ceux  du monde du quotidien) occupe une place centrale. Le rôle de l' École est ici d'aider les élèves à construire un positionnement énonciatif, autrement dit, à  organiser ces différentes voix ou discours dans les disciplines.

 

Plusieurs éléments sont proposés comme repères en formation :

 

  • Les disciplines et leurs savoirs sont des constructions historiques et sociales.
  • Chaque discipline produit des usages langagiers spécifiques caractérisés par des enjeux, des valeurs, des genres de discours, du lexique, des positions énonciatives qui lui sont propres.
  • Ces pratiques langagières requièrent une acculturation. En effet, chaque changement de discipline implique pour les élèves de se réinscrire dans une communauté discursive spécifique.

En formation, il s'agirait donc d'accompagner les enseignants à identifier les éléments langagiers spécifiques à chaque discipline pour les rendre plus lisibles auprès des élèves.

Les chercheuses énoncent enfin des gestes professionnels favorisant l'ancrage disciplinaire, et impliquant un étayage fort de l'enseignant et du collectif classe, par rapport aux spécificités disciplinaires :

  • permettre une recontextualisation et un ancrage disciplinaire ;
  • permettre la secondarisation du discours des élèves, autrement dit les aider à dire ce qu'ils savent et ce qu'ils pensent d'un objet de savoir (le langage pour dire le savoir);
  • prendre conscience des processus de construction de l'oral en favorisant les reformulations, les comparaisons entre disciplines pour identifier les variations et les spécificités;
  • laisser des espaces où les élèves peuvent essayer de construire des discours à l'oral et à l'écrit.