Enseigner la compréhension de textes narratifs à des élèves scolarisés en ULIS-école : des résultats encourageants
par Isabelle Lardon, Michaël Billebault & Sylvie Cèbe
Si lire c’est comprendre, apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre les textes qu’on nous lit ou qu’on décode seul. Un large consensus scientifique et les prescriptions institutionnelles engagent les enseignants à enseigner la compréhension en lecture, et ce, dès l’école maternelle. Mais comment s’y prendre quand on exerce auprès d’élèves qui présentent des troubles importants des fonctions cognitives ? Les limitations de leur fonctionnement cognitif leur permettent-elles d’acquérir les habiletés procédurales, les connaissances et les compétences requises pour comprendre ? En adaptant les pratiques d’enseignement, les tâches et les activités pour répondre à leurs besoins peut-on obtenir les progrès attendus ? C’est à toutes ces questions que répond la recherche que nous avons menée en 2014-2015 [2] qui fait suite à une première étude exploratoire (Cèbe et Lévite, 2015). Il s’agit d’une évaluation externe d’une intervention didactique et pédagogique construite par Cèbe et Goigoux (à paraitre).
Avant de présenter nos questions de recherche, la méthode employée pour y répondre et les résultats recueillis, il nous faut faire un détour par la littérature scientifique et les travaux récents qui justifient toute notre entreprise.
Compréhension en lecture et déficience intellectuelle
La littérature scientifique (Adlof, Perfetti & Catts, 2011 ; Goigoux & Cèbe, 2013 ; Bianco, 2016) permet de dresser la liste des compétences simultanément requises pour comprendre un texte :
– des compétences de décodage (identification des mots écrits et automatisation du décodage)
– des compétences linguistiques (syntaxe et lexique)
– des compétences textuelles (structures des textes, énonciation, cohérence, cohésion…)
– des compétences référentielles (connaissances du monde)
– des compétences narratives (en réception et en production)
– des compétences inférentielles (anaphores, connecteurs, liens de cause à effet, théorie de l’esprit…)
– des compétences stratégiques (relectures, reformulations, paraphrases…)
– des compétences d’auto-régulation (utilisation flexible des stratégies, régulation, contrôle, évaluation de la compréhension).
La figure placée ci-dessous proposée par Bianco (2016) représente le consensus actuel des recherches sur les connaissances et les mécanismes engagés dans la compréhension d’un texte en quatre grandes catégories : « les capacités d’identification des mots, les connaissances stockées en mémoire, l’efficience cognitive générale des individus ainsi que des habiletés propres au traitement des discours continus ».
Figure n° 1 – Connaissances et mécanismes impliqués dans la compréhension des textes (Bianco, 2016)
Construire la cohérence des textes et comprendre les relations qui unissent les phrases nécessitent l’activation de ces capacités cognitives et de la mémoire de travail qui maintient actives les informations contenues dans une phrase pour les mettre en relation avec celles de la ou des phrases suivantes. Le lecteur doit aussi contrôler sa compréhension et réguler les stratégies mises en œuvre. La qualité de la compréhension dépend donc aussi du raisonnement mis en œuvre par le lecteur ainsi que des compétences de planification et de la mise en œuvre des fonctions exécutives.
S’il est admis que les élèves qui présentent des troubles du développement intellectuel constituent une population éminemment hétérogène du point de vue des compétences et des connaissances dont ils disposent, ils partagent deux points communs. Ils éprouvent des difficultés à contrôler leur activité et ne savent pas tirer spontanément profit de leurs expériences et de leurs interactions avec l’environnement physique et social pour apprendre et comprendre (Paour et al., 2009). Les élèves avec TIFC présentent à la fois des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif. C’est donc « l’incapacité à développer leurs potentiels sans le secours de prises en charge spécifiques qui est la marque de la déficience intellectuelle » (Cèbe & Paour, 2012). Aussi les élèves sont-ils, plus que les autres, dépendants de l’adulte, de ses pratiques d’enseignement, de ses modes de guidage et de son contrôle (Cèbe & Paour, 2012).
Les outils d’enseignement de la compréhension en lecture : deux approches
Dans le paysage éditorial actuel, on observe deux manières de concevoir les outils. Certains auteurs (Bianco et al., 2002 ; Gorzegno et al., 2010 ; Trividic, 2009 ; De la Haye et al., 2012) adoptent une perspective modulaire basée sur l’enseignement de chaque compétence de manière isolée. Après avoir défini les compétences cibles, ils proposent aux maîtres de les enseigner explicitement et isolément - dans des modules séparés - puis de faire réaliser de multiples exercices d’application (par exemple, en faisant réaliser une batterie d’exercices portant sur les inférences ou le traitement des anaphores).
D’autres (Goigoux & Cèbe, 2009, 2011, 2013) adoptent une approche « multi-dimensionnelle intégrée » dans laquelle le fil conducteur n’est pas une compétence donnée, mais le texte étudié. Ce sont les problèmes successifs que pose le texte qui vont rendre nécessaire l’enseignement de telle ou telle compétence : au cours d’une même séance, la priorité va donc être donnée d’abord à l’une (l’étude approfondie du lexique par exemple) puis à une autre (la production d’inférences pour comprendre les états mentaux successifs des personnages). Si, dans cette approche, la priorité est donnée à l’une ou à l’autre selon la nature des difficultés posées par l’extrait étudié, on cherche systématiquement à apprendre aux élèves à les utiliser de manière intégrée.
Compte tenu des difficultés éprouvées par les élèves avec TIFC à transférer leurs apprentissages, cette seconde approche paraît plus pertinente.
Pratiques d’enseignement adaptées
Les élèves qui nous occupent sont, plus que les autres, sensibles aux changements qui peuvent être pour eux source d’inquiétude. On sait qu’ils ont besoin de plus de temps d’enseignement et que l’enseignant les aide à prendre progressivement le contrôle de leur activité. Nous nous sommes basés sur les principes pédagogiques et didactiques de Lectorino & Lectorinette [3], et particulièrement sur ceux qui nous ont paru les plus ciblés sur notre public en difficultés [4].
Un enseignement explicite pour favoriser la clarté cognitive
Une intervention « adaptée » doit avoir pour caractéristique première de proposer aux élèves avec TIFC un enseignement explicite des compétences et des connaissances requises pour comprendre (*planifier un enseignement explicite). Goigoux (2015) le définit ainsi : « quelles que soient les démarches pédagogiques adoptées, l’enseignement explicite a pour but de permettre aux élèves d’avoir des idées claires sur les buts des tâches scolaires, les apprentissages visés, les procédures à utiliser, les savoirs à mobiliser et les progrès réalisés ». Cette clarté cognitive concerne tout autant les enseignants qui, dans la conception de leur classe, doivent penser de façon rigoureuse la planification des contenus et des modalités de leur action, comme prévoir le dispositif, la démarche, les tâches, l’étayage (*favoriser la clarté cognitive). Il est important de tout mettre en œuvre pour que les élèves sachent ce qu’ils sont en train de faire et d’apprendre et de comprendre pourquoi ils le font, d’autant plus que les élèves avec TIFC ont du mal à se repérer dans le temps et dans les disciplines, à faire des liens entre les apprentissages.
Des interventions intensives et durables pour stabiliser les formats
Vaughn et Wanzek (2014) ont étudié les résultats de très nombreuses recherches. Elles concluent que les élèves avec d’importantes incapacités en lecture ont besoin d’interventions intensives et durables pour apprendre à comprendre ce qu’ils lisent ou ce qu’on leur lit (*stabiliser les formats). Elles ont observé ces élèves scolarisés soit en classes ordinaires soit en classes spécialisées. Leurs résultats indiquent que les élèves avec incapacités ne progressent pas à la même vitesse que les autres. Toutefois, les auteures montrent qu’une intervention intensive produit des effets positifs.
Des activités variées adaptées aux potentiels et aux capacités des élèves pour leur permettre de réussir
Il est essentiel de tenir compte des capacités et des besoins des élèves pour leur proposer des tâches et des activités qu’ils peuvent réussir avec l’aide et le guidage de l’enseignant puis, dans un second temps, les aider à comprendre quelles procédures ils ont mis en œuvre pour y parvenir. Il faut réitérer ces activités de nombreuses fois pour que les élèves s’entrainent et que le contrôle externe exercé par l’enseignant soit intériorisé et mis en œuvre par eux.
Plusieurs auteurs (Cèbe et Picard, 2009) montrent combien il est essentiel d’adapter les tâches aux capacités réelles des élèves pour leur permettre de réussir, surtout pour eux qui ont connu l’échec scolaire réitéré, et ce pour plusieurs raisons : qu’ils s’attachent à comprendre quelles procédures ils ont mis en œuvre pour y parvenir, qu’ils se sentent encouragés à se mobiliser. (*favoriser - et nous ajoutons maintenir - l’engagement des élèves dans l’activité).
Il importe donc de proposer des tâches adaptées aux besoins de tous les élèves, surtout les plus fragiles d’entre eux, avec des activités différenciées pour les lecteurs plus habiles (*concevoir une planification ajustée aux plus faibles lecteurs) ; de varier les modalités de guidage et d’organisation sociale des activités : présentation, étayage, réalisation autonome, synthèse ; enseignement, entrainement, révision ; collectif, individuel, petit groupe ; de réitérer leurs expériences, de s’entraîner à appliquer les compétences nouvellement acquises dans des activités et des situations semblables mais diversifiées (*répéter sans lasser).
Des activités cognitives qui passent par des activités impliquant le corps
D’autres études inscrites dans la perspective embodied cognition (Glenberg, 2011 ; Oakhill, Berenhaus & Rusted, 2014) mettent en évidence que le fait d’intégrer des activités corporelles aux activités habituelles favorisent la compréhension parce qu’elles aident à la mémorisation des informations importantes et de l’ordre des événements. Aussi les enfants de cycle 2 au développement typique auxquels on demande de lire un texte en manipulant de petits personnages pour représenter la scène ou en la jouant ensuite, rappellent plus d’informations que ceux auxquels on a seulement demandé de lire le texte. Toutefois la manipulation et la théâtralisation ne produisent des effets qu’à la condition qu’elles soient accompagnées d’une prise de conscience, par les élèves, des processus cognitifs mis en œuvre au cours du traitement de la tâche et de leur utilité. Il faut aussi qu’ils aient bénéficié d’un temps suffisant d’entraînement pour pouvoir intérioriser ces processus, savoir comment les utiliser mentalement et se passer ainsi de la manipulation (Marley & Carbonneau, 2014 ; Pouw et al., 2014).
Une didactisation appropriée des activités
Les élèves avec TIFC ont du mal à se faire une image cohérente de l’ensemble du texte, à faire des liens entre les actions, à comprendre finement les relations entre les personnages ; ils ont tendance à démontrer une compréhension « en ilots ».
Goigoux et Cèbe (2013) proposent donc aux enseignants d’aider systématiquement les élèves pour leur apprendre à s’interroger sur les liens entre les actions et les événements (inférences causales) ainsi que sur l’ordre et l’articulation des événements (*inciter à construire une représentation mentale). La compréhension des textes narratifs repose en grande partie sur la prise en compte des états mentaux de tous les personnages à toutes les étapes de l’histoire. Cette capacité n’est pas toujours acquise par les élèves avec TIFC. C’est pourquoi il est important de favoriser la centration de l’attention des élèves sur le fait que les personnages ont une épaisseur psychologique qu’il est nécessaire de décrypter : ceux-ci éprouvent des sentiments et des émotions, ils ont des intentions, des mobiles d’agir, ont des réactions affectives, des connaissances particulières (*conduire à s’interroger sur les pensées des personnages). Il faut également apprendre aux élèves qu’un texte ne dit jamais tout et qu’ils doivent donc raisonner sur les données du texte et mobiliser leurs connaissances antérieures pour expliciter l’implicite et, ainsi, remplir les « blancs » laissés par l’auteur. Il faut donc imaginer des situations qui rendent nécessaire la production d’inférences (*inviter à suppléer aux blancs du texte).
Après avoir donné des apports théoriques sur la déficience et la compréhension, examiné les pratiques et les outils, posé les principes d’une intervention pédagogique et didactique adaptée, nous allons préciser notre propre questionnement.
Problématique
Qu’en est-il si l’on propose aux enseignants spécialisés de mettre en œuvre, dans leur classe, un outil pédagogique et didactique adapté aux besoins particuliers de leurs élèves, outil qui intègre, dans sa conception, les résultats des recherches les plus récentes ?
C’est à cette question principale que nous avons cherché à répondre. Plus précisément, nous avons étudié si l’intervention proposée
- produisait les effets directs attendus sur les apprentissages des élèves (i. e. permettait bien aux élèves de comprendre, en profondeur, le texte étudié)
- produisait des effets relativement généralisés en permettant aux élèves de mieux comprendre un texte très voisin de celui sur lequel avait porté l’intervention
- permettait bien de faire construire des compétences suffisamment solides pour qu’on puisse réduire progressivement la quantité d’enseignement (le nombre de séances)
- permettait de faire construire des compétences solides et donc transférables
- produisait des effets supérieurs à ceux exercés par une intervention classiquement proposée en ULIS.
Le contexte de l’étude
L’étude a été menée dans cinq classes de quatre écoles différentes qui accueillent des populations socialement mixtes. Toutes les classes disposent d’une AESH [5] collective. Les cinq enseignantes qui ont participé à l’étude sont toutes expérimentées et titulaires du CAPA-SH [6]. L’étude a impliqué 46 élèves scolarisés dans cinq ULIS école. Trente-six élèves, scolarisés dans quatre ULIS différentes, ont bénéficié de l’ensemble de l’intervention : ils constituent le groupe expérimental. Dix élèves, également scolarisés en ULIS, ont profité d’un enseignement « ordinaire » : ils composent notre groupe contrôle.
En amont de la mise en œuvre de l’intervention (septembre 2014), les deux auteurs du mémoire ont offert aux enseignantes du groupe expérimental une formation de six heures, une première séance de trois heures pour leur permettre de s’approprier les objectifs, la démarche, les principes pédagogiques et didactiques de l’intervention et leur présenter en détail le premier scénario, Gruffalo. La deuxième séance de trois heures, en janvier 2015, a porté sur la présentation du second scénario, Petit Gruffalo. Ils ont par la suite mené avec elles trois réunions de régulation, avec des écrits professionnels intermédiaires. L’opération complète s’est échelonnée de septembre à mars de l’année scolaire 2014-2015.
L’intervention didactique et pédagogique
Le scénario n° 1 : Gruffalo (Cèbe & Goigoux [7] )
Ce scénario comprend vingt séances, finalisées par un objectif : apprendre aux élèves à raconter tout seuls une histoire à quelqu’un qui ne la connaît pas. Les séances se déroulent toutes selon le même format : un rappel des connaissances déjà acquises, une révision du vocabulaire, une présentation de l'objectif de la séance. Puis des activités variées sont proposées, différentes selon les objectifs visés. Chaque activité est conclue par une synthèse menée par l’enseignant qui fait le point sur les acquis.
La première séance a un statut particulier puisqu’elle sert de base au pré-test, nous y reviendrons.
Puis le scénario se déplie :
- quatre séances pour apprendre à construire une représentation mentale du récit (sans voir les illustrations) ;
- trois séances pour apprendre à étudier le texte et à reformuler le récit (mémoriser les idées essentielles du texte et le vocabulaire, réaliser un exercice particulier intitulé « reformulations en cascades » (Cèbe et Goigoux, 2009) – reformuler la première page, ajouter la 2e, reformuler les deux premières pages, ajouter la 3e et ainsi de suite ;
- trois séances pour apprendre à produire des inférences (expliciter l’implicite) et plus particulièrement à comprendre les actions, les pensées, les mobiles des personnages et leurs états mentaux;
- quatre séances pour apprendre à mémoriser l’ordre des évènements du texte, approfondir les concepts de « juste avant » et « juste après » ;
- six séances pour apprendre à raconter, s’exercer ensemble à la narration à travers des activités théâtrales dans des décors grandeur nature avec des masques, puis en petit groupe avec une maquette collective et les images des différents personnages, puis seul avec le même matériel individuel et miniaturisé.
Le scénario n° 2 : Petit Gruffalo
Ce second scénario a été construit par nos soins sur le même modèle que celui du Gruffalo, mais avec un nombre de séances réduit de moitié. Il se compose de neuf séances organisées comme suit :
- deux séances pour la construction de la représentation mentale,
- trois séances pour l’étude du texte et la reformulation,
- deux séances pour le travail de production d’inférences et celui ciblé sur les états mentaux des personnages
- et deux séances pour s’entraîner à raconter l’histoire.
Les albums supports de l’intervention et de l’évaluation
Cèbe et Goigoux (en préparation) ont choisi de bâtir leurs scénarios didactiques sur des œuvres littéraires complètes, c’est-à-dire des textes adaptés aux capacités de compréhension des élèves, mais qui présentent suffisamment « d’épaisseur » pour poser problème (Tauveron, 1999 ; Chenouf, 2010 ; Joole, 2013). Ces textes complexes, qui « résistent » à la compréhension immédiate du lecteur, participent d’une conception de la lecture comme une activité de résolution de problèmes.
Dans notre étude, trois textes de la littérature jeunesse ont été utilisés dont il a été fait une analyse a priori. Le premier, Gruffalo, fait partie de la sélection ministérielle de titres de littérature jeunesse pour le cycle 2. Les auteurs du mémoire y ajoutent deux autres albums des mêmes auteurs, Donaldson et Scheffler : Petit Gruffalo et La sorcière dans les airs. Leur structure narrative se prête particulièrement au travail sur la compréhension avec des élèves avec TIFC. Il s’agit de récits en randonnée qui amènent les héroïnes à rencontrer successivement plusieurs personnages, les dialogues se répètent quasiment à l’identique. L’écriture en rimes est de nature à faciliter la mémorisation de l’histoire et sert donc de point d’appui à l’apprentissage de la narration. Ce sont aussi trois récits de ruses qui, pour être compris, requièrent que le lecteur centre son attention sur les relations de cause à effet entre les différents événements et sur les états mentaux des personnages. Ils présentent un dernier avantage non négligeable : ils ont été adaptés en dessin animé.
Les épreuves d’évaluation des compétences des élèves
Pour répondre à nos questions de recherche et tester nos différentes hypothèses, nous avons proposé aux élèves deux épreuves identiques au pré-test et au post-test : un rappel de récit et un questionnaire de compréhension. Les deux épreuves ont été passées en situation individuelle.
Une épreuve de rappel de l’histoire
L’épreuve de rappel est une épreuve de narration, par les élèves, de l’histoire lue par l’enseignante et vise à mesurer précisément la quantité d’informations qu’ils sont capables de restituer. La passation se déroule de la manière suivante. L’enseignante annonce aux élèves qu’ils vont entendre une histoire qu’ils devront, ensuite, raconter individuellement et sans aide à quelqu’un qui ne la connaît pas.
Elle procède alors à la lecture de l’album à haute voix, sans montrer ni la couverture ni les illustrations. Cela fait, elle ferme le livre et raconte l’histoire de la manière la plus explicite possible : elle « traduit » le texte écrit en langue orale, remplit tous les « blancs » laissés par l’auteur en explicitant ce que ce dernier a volontairement laissé implicite. Cela fait, elle lit une seconde fois l’album, toujours sans montrer les illustrations. À ce moment, intervient la passation du pré-test réalisée par nos soins. Immédiatement après la mise en œuvre de chaque scénario, les élèves ont été de nouveau évalués dans les mêmes conditions.
Pour évaluer la quantité d’informations rappelées, nous avons codé les productions des élèves en décomposant les textes en unités sémantiques ou « microstructure » du texte (67 éléments) et nous avons comparé les rappels des élèves avec cette liste. Pour évaluer la qualité du rappel du récit, nous nous sommes basés sur la « macrostructure » du texte (12 éléments pour Gruffalo et 10 pour les autres albums), l’organisation hiérarchique des idées principales qui forment une unité cohérente et nous avons comparé les rappels des élèves avec cette organisation textuelle.
Une épreuve « questionnaire »
Pour savoir si l’amélioration des compétences narratives s’accompagnait d’une meilleure compréhension, nous avons demandé aux élèves de répondre à un questionnaire constitué de 20 items portant sur des informations littérales (7 questions) et sur des informations implicites contenues dans les textes (13 questions). Nous avons accordé un point aux réponses littérales et deux points aux réponses inférentielles, ce qui donne un score maximal de 33 points.
On trouvera, dans le tableau qui suit, une présentation synthétique de la manière dont s’est déroulée notre étude. Cette épreuve a été proposée, à l’identique, en pré et post-test.
Tableau n° 1 - Déroulement de l'étude
Septembre 2014 (Sem.*39, 40 et 41) |
Octobre-novembre-décembre (Sem. 42 à 50) |
Mi-décembre (Sem. 51) |
Janvier 2015 (Sem 3) |
Janvier-février (Sem. 4 à 7) |
Mars (Sem. 8) |
Mars (Sem. 12) |
Pré-tests pour les trois textes |
Mise en œuvre du scénario pédagogique Gruffalo |
Post-test Gruffalo |
Pré-test 2 Petit Gruffalo |
Mise en œuvre du scénario pédagogique Petit Gruffalo |
Post-test Petit Gruffalo |
Post-test La sorcière dans les airs |
*Sem. = semaine
Questions de recherche
Avant de présenter les données recueillies, nous allons présenter les questions de recherche auxquelles cette étude vise à répondre. L’analyse et la discussion de nos résultats vont suivre le fil des questions posées.
Question n° 1 : l’intervention pédagogique a-t-elle produit les effets attendus sur les apprentissages des élèves ?
Compte tenu des caractéristiques globales de l’intervention pédagogique (module 1 Gruffalo) et de ce que nous savions des caractéristiques des élèves avec TIFC dans le domaine de la compréhension, nous nous attendions à observer que les élèves du groupe expérimental améliorent leurs performances sur le versant des compétences narratives en production et en réception (comprennent mieux et rappellent mieux) et sur celui de la compréhension inférentielle (répondent mieux au questionnaire).
Plus spécifiquement, nous nous attendions à ce qu’en pré-test, les élèves rappellent moins bien le contenu du texte qu’en post-test et qu’en pré-test, ils réussissent mieux à répondre aux questions littérales qu’aux questions inférentielles tandis qu’en post-test, ils auraient dû réussir aussi bien, quel que soit le type de questions.
Question 2 : la mise en œuvre du module 1 a-t-elle produit des acquisitions relativement généralisables ?
Nous avons fait l’hypothèse que les pratiques d’enseignement mises en œuvre dans le premier scénario (Gruffalo) devraient favoriser l’apprentissage de compétences et de connaissances relativement généralisables : nous nous attendions donc à observer que les élèves mobilisent leurs acquis pour comprendre un texte très proche du premier (même lieu, mêmes personnages, même randonnée…) pour lequel ils n’ont bénéficié d’aucun enseignement. Si notre hypothèse était valide, on devrait observer que les résultats obtenus au pré-test 2 (proposé immédiatement après la mise en œuvre du premier scénario) étaient supérieurs à ceux du pré-test 1 (proposé avant le début de l’intervention).
Question n° 3 : l’intervention a-t-elle produit un effet cumulatif des acquis ?
Dès le départ, nous avions fait l’hypothèse de progrès « cumulatifs ». En effet, selon nous, les apprentissages réalisés grâce au premier module (Gruffalo) devraient être suffisamment intégrés et mobilisables par les élèves pour nous permettre de réduire la quantité d’enseignement pour le module 2 (Petit Gruffalo). Si cette hypothèse était valide, alors on devrait observer que les progrès des élèves dans la compréhension du Petit Gruffalo étaient équivalents à ceux observés pour la compréhension du Gruffalo alors même que la durée de l’intervention a été réduite de moitié.
Question n° 4 : l’intervention a-t-elle produit des acquisitions solides et transférables ?
Compte tenu de la stabilité, de l’intensité et de la durée de l’intervention, nous nous attendions à ce que les élèves soient capables de mettre leurs compétences et leurs connaissances au service de la compréhension d’un texte totalement nouveau (La sorcière dans les airs) pour lequel ils n’ont bénéficié d’aucun enseignement. Si cette hypothèse était valide, alors on devrait observer que les résultats des élèves en post-test étaient supérieurs à ceux mesurés en pré-test, c’est-à-dire qu’on devrait voir les premiers effets d’un transfert.
Question n° 5 : l’intervention proposée a-t-elle plus efficace qu’une autre ?
Compte tenu du mode de conception des modules (basé sur les recherches les plus récentes), nous prévoyions que les élèves qui en ont bénéficié devraient obtenir de meilleurs résultats en post-test que des élèves ayant profité d’un enseignement « ordinaire » en classe spécialisée.
Pour présenter nos résultats, nous traiterons successivement ces cinq questions, en donnant d’abord les résultats globaux pour chaque épreuve en trois phases : la quantité d’éléments rappelés, la qualité de l’organisation du rappel, la qualité de la compréhension avec une focale sur la réussite aux questions inférentielles. Dans un deuxième temps, nous donnons des éléments d’analyse et de discussion de ces résultats.
Précisons que toutes nos données ont été analysées statistiquement avec un logiciel spécialisé et que toutes les différences sont significatives à p < .05.
A quels résultats les élèves sont-ils parvenus ?
Question n° 1 : la mise en œuvre du scénario Gruffalo a-t-elle produit les effets attendus sur les apprentissages des élèves ?
Nous avons fait l’hypothèse que l’intervention pédagogique devait permettre aux élèves d’améliorer leurs performances sur le versant des compétences narratives en production (ils devaient mieux raconter) et en réception (ils devaient mieux comprendre et donc répondre plus correctement au questionnaire). Dans un premier temps, nous avons mesuré si la mise en œuvre du scénario Gruffalo avait bien produit un effet sur la quantité d’éléments rappelés par les élèves.
La comparaison des résultats du pré-test à ceux du post-test montrent que l’intervention a permis aux élèves de faire des progrès conséquents : au pré-test, ils rappellent en moyenne 28.81 % des propositions (soit 1/4 des items), quand, au post-test, ils en relatent 78.36 %, soit un progrès moyen de 49.50 %. Les résultats du pré-test démontrent qu’il ne suffit pas de lire deux fois le même texte, de le raconter en explicitant l’implicite pour que les élèves avec TIFC soient capables de le raconter à leur tour même quand ils sont prévenus qu’ils vont devoir le faire. En revanche, les données recueillies au post-test prouvent que ces mêmes élèves sont capables de faire des progrès conséquents quand on leur propose un enseignement explicite des habiletés requises pour comprendre, sur un temps suffisant long.
Touchant les effets de l’intervention sur la qualité de l’organisation du rappel, les résultats montrent que, entre le pré-test et le post-test, le pourcentage d’éléments macro-structurels rappelés passe de 59.42 % à 93.25 %, soit un progrès moyen de 34 %. En mettant en regard la quantité d’éléments de la microstructure rappelés avec ceux de la macrostructure, on peut juger de la qualité moyenne du récit produit à la fin de la mise en œuvre du premier scénario : les élèves rappellent un nombre plus important d’éléments et ceux-ci sont organisés en un tout beaucoup plus cohérent. Ces données attestent qu’ils ont profité des séances d’enseignement pour mieux comprendre et mémoriser la structure du texte, maîtriser le schéma actanciel et ainsi, mieux raconter l’histoire.
Nous avons également mesuré si la mise en œuvre du scénario avait produit les effets attendus sur la qualité de la compréhension. Compte tenu de l’attention particulière que les élèves ont eu à allouer au traitement des implicites et notamment aux états mentaux successifs des personnages, nous nous attendions à observer des progrès conséquents à l’épreuve de questionnaire. Nous faisions également l’hypothèse qu’en pré-test, ils réussiraient mieux les questions littérales que les questions inférentielles tandis qu’en post-test, ils devaient réussir aussi bien quel que soit le type de questions. Les résultats recueillis valident cette hypothèse : en pré-test, le score moyen au questionnaire est de 15 points sur 33 (45.70 % de bonnes réponses) tandis qu’en post-test, il s’élève à 25 sur 33 (75.42 % de bonnes réponses), soit un progrès moyen de 30 %. Le nombre de bonnes réponses littérales passe de 61 % à 90.43 %, celui des réponses inférentielles de 41.62 % à 71.31 %. Dans les deux cas, les progrès moyens sont identiques : 30 %.
Qu’avons-nous à dire des compétences développées dans ce premier scénario ?
Les scores à ces deux épreuves montrent que, en moyenne, les élèves ont développé des compétences narratives et mieux compris le texte qu’ils ont étudié en classe au cours de vingt séances. Pour connaître les résultats de chaque élève, nous renvoyons le lecteur au texte intégral du mémoire.
Ces premiers résultats attestent l’efficacité du scénario : ceux du pré-test montrent que, sans un enseignement explicite des connaissances et des procédures à mobiliser, les élèves de notre échantillon ne parviennent pas à mémoriser et à organiser les informations essentielles et, partant, ils sont incapables de produire un récit cohérent et complet après avoir pourtant entendu le texte à trois reprises sous des modalités différentes (lecture et narration par l’enseignante). Les résultats recueillis en post-test montrent que les activités proposées leur ont permis de mémoriser et d’organiser un grand nombre d’informations. Ils ont aussi mieux compris l’implicite contenu dans le texte.
Selon nous, ces résultats ont plusieurs origines : le guidage serré du maître qui incite les élèves à « faire ensemble avant de savoir faire seul ». La nature des activités proposées (adaptées aux besoins de élèves), la quantité de tâches et de situations traitées, la réitération des expériences, la stabilité du déroulement des séances participent également à expliquer nos données. Nos résultats confirment ceux de travaux qui montrent l’efficacité des interventions longues et intensives (Vaughn & Wanzek, 2014), l’importance de multiplier les activités et de solliciter les élèves dans des registres cognitifs différents (Goigoux et Cèbe, 2013), l’utilité des jeux théâtraux (Oakhill, Berenhaus et Rusted, 2014) et de la manipulation de figurines pour apprendre à raconter (Glenberg, 2011).
Question n° 2 : la mise en œuvre du scénario Gruffalo produit-elle des acquisitions relativement généralisables ?
Nous avons fait l’hypothèse que les pratiques d’enseignement mises en œuvre dans le premier scénario (Gruffalo) devaient favoriser l’apprentissage de compétences et de connaissances relativement généralisables : nous prévoyions donc que les élèves seraient capables de mobiliser leurs acquis pour comprendre un nouveau texte - Petit Gruffalo - très proche du premier (même lieu, mêmes personnages, même randonnée…) pour lesquels ils n’avaient bénéficié d’aucun enseignement.
Pour tester cette hypothèse, nous avons comparé les résultats de deux pré-tests : le premier a été proposé aux élèves au tout début de l’année avant le début de tout enseignement, le second, après la mise en œuvre des vingt séances portant sur Gruffalo et avant celles du second scénario centré sur Petit Gruffalo.
Ces deux épreuves nous permettent donc de savoir si les premiers apprentissages réalisés se généralisent, autrement dit si les élèves sont capables d’utiliser leurs nouvelles connaissances pour raconter un texte qui, lui, n’a pas encore été étudié en classe.
Les données recueillies valident notre hypothèse : en moyenne, les élèves rappellent 22.43 % d’éléments micro-structurels au pré-test 1 contre 32.63 % au pré-test 2, soit une progression moyenne de 10 %.
Nous avons ensuite voulu savoir si les effets de généralisation s’observaient sur la qualité de l’organisation du rappel. Pour tester cette hypothèse, nous avons comparé les rappels des élèves en fonction de la macrostructure du texte. Les scores moyens passent de 51.10 % à 70.30 %, soit une différence de 19.20 %. Ce résultat montre que les pratiques d’enseignement du scénario Gruffalo ont bien produit des effets relativement généraux.
Les effets de généralisation s’observent-ils aussi sur la qualité de la compréhension ? Nous nous attendions aussi à observer que les élèves du groupe expérimental améliorent leurs performances dans le domaine de la compréhension littérale et inférentielle. A l’épreuve « questionnaire », les résultats recueillis valident notre hypothèse puisque les élèves donnent 42.66 % de bonnes réponses au pré-test 1 contre 55.76 % au pré-test 2, soit un progrès moyen de 13 %. Toutefois, ils réussissent mieux les questions littérales (16 %) que les questions inférentielles (12 %).
Que pouvons-nous dire sur la généralisation des acquis des élèves ?
En proposant ce test intermédiaire, nous voulions savoir si la mise en œuvre du scénario Gruffalo produisait bien des acquisitions relativement généralisables par les élèves. Nos résultats montrent que ces derniers ont été capables de mobiliser les connaissances acquises pour rappeler le contenu d’un texte relativement proche qu’ils n’avaient pas étudié et de mieux répondre aux questions de compréhension. Toutefois, il faut souligner que les progrès observés à l’épreuve « questionnaire » touchent surtout les questions littérales. On peut donc conclure que si les élèves ont bien utilisé leurs nouvelles compétences pour améliorer la qualité de leur récit, ils ont encore besoin de l’aide de l’enseignant pour en comprendre l’implicite. Cela justifie que nous leur ayons proposé le scénario n° 2.
Question n° 3 : l’intervention produit-elle un effet cumulatif des acquis ?
Dès le départ, nous avions fait l’hypothèse de progrès « cumulatifs ». En effet, selon nous, les apprentissages réalisés grâce au premier scénario Gruffalo devaient être suffisamment intégrés et mobilisables par les élèves pour nous permettre de réduire la quantité d’enseignement (et donc le nombre de séances) pour le scénario n° 2 Petit Gruffalo. Aussi celui-ci ne comprend-il que neuf séances quand le premier en comptait vingt. Si notre hypothèse était valide, alors nous aurions dû observer que les progrès des élèves dans la compréhension de Petit Gruffalo étaient équivalents à ceux observés pour la compréhension de Gruffalo alors même que la durée de l’intervention avait été réduite de moitié. Qu’en est-il ?
A-t-on eu raison de réduire la quantité d’enseignement allouée au second scénario ? Pour répondre à cette question, nous avons comparé les résultats recueillis au pré-test 1 et au post-test de Petit Gruffalo et de Gruffalo.
Nous l’avons vu plus haut, pour Gruffalo, nous avons constaté un progrès de 49.50 % entre le pré-test et le post-test. Pour Petit Gruffalo, nous constatons un progrès moyen de 32.10 %, les scores passant de 22.39 % à 54.52 % soit une différence de 17.4 % entre Gruffalo et Petit Gruffalo en faveur du premier. Si ces résultats sont néanmoins encourageants puisque le nombre de séances a été réduit de moitié, cette donnée prouve que la quantité d’enseignement est un paramètre crucial dont il faut tenir compte quand on conçoit un outil destiné aux élèves avec TIFC. Autrement dit, ces résultats prouvent qu’en pédagogie spécialisée plus qu’ailleurs, il faut se garder de postuler trop vite et trop tôt des effets de transfert et, partant, de réduire l’offre d’enseignement.
Touchant le nombre d’éléments macro-structurels rappelés, les progrès des élèves sont légèrement plus importants pour Petit Gruffalo que pour Gruffalo (6 %). Pour Gruffalo, les scores moyens passent de 59.42 % à 93.25 % (+33.50 %) et pour Petit Gruffalo, de 51.10 % à 90.60 % (+39.50 %). Cela signifie que malgré un moins grand nombre de séances d’enseignement, les élèves progressent sensiblement de la même façon dans l’organisation du rappel dans le second scénario.
Nous voulions savoir si malgré le nombre moins important de séances d’enseignement, nous allions observer des progrès conséquents à l’épreuve de questionnaire, en comparant le nombre de points aux questions. Les résultats des élèves passent en moyenne de 45.70 % à 75 .42 % entre le début et la fin du scénario Gruffalo, soit une progression de 30 %. Entre le début et la fin du scénario Petit Gruffalo, ils passent de 42.66 % à 71.64 %, soit une progression moyenne de 29 %. Précisons que les élèves réussissent en moyenne toujours mieux les questions littérales (61 %) que les questions inférentielles (42 %).
Pourquoi l’effet cumulatif a-t-il eu lieu ?
Les résultats recueillis montrent que les progrès sont équivalents, à 1 % près. Ce résultat démontre que la réduction de la quantité d’enseignement n’a pas affecté la qualité de la compréhension puisque les élèves progressent de façon comparable sur l’épreuve « questionnaire ». Sachant que cette épreuve mesure la qualité de la compréhension sur le versant inférentiel, on peut déduire que la mise en œuvre successive de deux scénarios pédagogiques a permis des progrès tout à fait remarquables. Une réelle généralisation a eu lieu, nous y reviendrons.
Question n° 4 : l’intervention produit-elle des acquisitions solides et transférables ?
Compte tenu de la stabilité, de l’intensité et de la durée de l’intervention (29 séances d’enseignement), nous nous attendions à ce que les élèves soient capables de mettre leurs compétences et leurs connaissances au service de la compréhension d’un texte totalement nouveau (La sorcière dans les airs) pour lesquels ils n’avaient bénéficié d’aucun enseignement. Si cette hypothèse était valide, alors nous devions observer que les résultats des élèves en post-test seraient supérieurs à ceux mesurés en pré-test.
Pour tester notre hypothèse, nous avons comparé les résultats obtenus par les élèves en pré-test (avant le début de l’intervention) et en post-test (immédiatement après la mise en œuvre des deux scénarios). Les résultats aux deux épreuves prouvent que l’intervention globale (les deux scénarios) a bien permis aux élèves de construire de solides compétences puisqu’ils ont été capables de les mobiliser au service de la compréhension d’un texte totalement nouveau. On observe, en effet, que le nombre d’éléments micro-structurels rappelés au pré-test de La sorcière dans les airs est de 32.67 % et qu’il est de 44.49 % au post-test, soit une progression moyenne de 12 %. Le nombre moyen d’éléments macro-structurels rappelés passe de 70.30 % à 81.40 % (+ 11 %).
Pour l’épreuve « questionnaire », les scores moyens passent de 53.34 % en pré-test à 72.48 % en post-test (+ 19 %) : un progrès moyen de 15 % pour les questions littérales (de 65 % à 80.57 %) et de 20 % pour les questions inférentielles (de 50 % à 70.08 %). La progression des scores aux questions inférentielles est plus élevée alors que les élèves n’ont bénéficié d’aucun enseignement.
Peut-on parler de transfert ?
L’intervention produit donc bien des acquisitions solides puisque les élèves ont été capables de mobiliser leurs acquis au service de la compréhension d’un texte qu’ils n’avaient pas étudié en classe : ils ont su raconter le texte en donnant plus de détails et donc, sans doute, construire une représentation mentale plus précise ; ils ont également mieux rappelé la structure du texte, donc compris la cohérence globale du texte ; ils ont enfin répondu à un nombre plus important de questions portant sur le texte et produit plus d’inférences. Avec un résultat auquel on ne s’attendait pas : celui de réussir mieux les questions inférentielles que littérales ! Ce résultat atteste que les élèves ont acquis des connaissances, des attitudes et des procédures qu’ils ont été capables de mettre en œuvre seuls pour mieux comprendre un texte très différent de ceux étudiés.
Comment expliquer ce résultat, rarement observé dans la littérature scientifique ? Il tient, selon nous, à la robustesse et à la durée de l’intervention proposée. Nous avons pu observer que les enseignantes l’ont appliquée avec beaucoup de rigueur et un enthousiasme certain. Les enregistrements vidéo que nous avons réalisés prouvent que les élèves sont fortement engagés dans les activités proposées. Le caractère très explicite de la démarche d’enseignement a favorisé la prise de conscience, par les élèves, de leurs progrès sur le versant des compétences acquises et a sans doute facilité leur mise en œuvre autonome.
Question n° 5 : l’intervention proposée est-elle plus efficace qu’une autre ?
Pour répondre à cette question, nous avons constitué un groupe contrôle (GC) constitué de dix élèves scolarisés dans une cinquième classe. Afin de disposer d’un échantillon d’élèves comparables, nous avons constitué[8] un nouveau groupe expérimental (GE3) composé de dix élèves du GE de même âge que ceux du GC et ayant obtenu des scores identiques à ceux des élèves du groupe contrôle à l’épreuve de rappel de la microstructure. On comprendra donc que les scores du pré-test dans l’épreuve citée ci-dessus sont équivalents par construction.
Nous avons demandé à l’enseignante spécialisée de travailler la compréhension comme elle en a l’habitude en utilisant l’album Gruffalo. Avant qu’elle commence sa séquence d’enseignement, nous avons pré-testé ses élèves dans les mêmes conditions et avec les mêmes épreuves. Quand elle nous a dit avoir terminé, nous avons procédé au post-test.
Nous avons fait l’hypothèse que les élèves des deux groupes progresseraient grâce à l’effet de l’enseignement mais que, compte tenu de la manière dont a été conçu le scénario dont ont profité les élèves du GE, ceux-ci devaient obtenir de meilleurs résultats en post-test que les élèves du groupe-contrôle (GC) qui ont profité des pratiques « ordinaires » d’une enseignante spécialisée.
Les élèves du groupe expérimental (GE3) rappellent plus d’éléments micro-structurels à la fin de l’intervention que leurs camarades du groupe contrôle : ils passent de 10.90 % à 62.84 %, soit une progression moyenne de 52 % alors que les scores des élèves du groupe contrôle passent de 8.96 % à 23.28 %, soit une progression moyenne de 14 %. L’écart entre les deux groupes s’élève à presque 40 %.
Les élèves des deux groupes rappellent en moyenne plus d’éléments macro-structurels à la fin de la séquence d’enseignement ce qui confirme notre sous-hypothèse sur l’effet de l’enseignement. Toutefois ceux du GE3 progressent significativement beaucoup plus que leurs camarades du GC. Les scores des premiers passent de 32.50 % à 82.50 % (+50 %) de macro-propositions rappelées quand ceux des seconds passent de 22.50 % à 57.50 % (+25 %).
Nos données nous permettent enfin de conclure que la mise en œuvre du scénario Gruffalo exerce un effet significativement plus important sur la profondeur de la compréhension. On observe en effet que le GE3 passe de 28.48 % à 58.48 % de réussite au questionnaire et qu’il progresse donc en moyenne de 30 %. Le GC, lui, en passant de 50 % à 51.52 %, ne progresse que de 1.50 %.
On note que les progrès sont beaucoup plus importants pour le groupe expérimental que pour le groupe contrôle, pour les réponses aux questions littérales et inférentielles, quels que soient les scores aux pré-tests.
Des pratiques efficaces
Avant de commencer notre étude, nous avions fait l’hypothèse que, compte tenu de son mode de conception, l’intervention didactique proposée aux enseignants devait s’avérer plus efficace qu’une intervention « ordinaire ».
Les résultats recueillis nous ont donné raison puisque, si les élèves des deux groupes profitent bien des activités qui leur sont proposées pour mieux comprendre le texte, ceux du groupe expérimental font, en moyenne, des progrès beaucoup plus conséquents.
Ces résultats confortent l’idée qu’il est possible d’améliorer les compétences en compréhension des élèves avec TIFC, à condition que les scénarios proposés opérationnalisent, concrètement, les résultats des recherches. Il ne s’agit ici que d’une étude pilote qui nous encourage à poursuivre nos investigations. Pour la confirmer scientifiquement, il faudrait disposer d’un échantillon d’enseignants spécialisés « ordinaires » beaucoup plus conséquent.
Pour mieux comprendre ce qui fait différence, nous avons examiné la fiche de préparation de l’enseignante. Elle a procédé à une séance de lecture du texte Gruffalo, avant de faire le pré-test, dans les mêmes conditions que les classes du groupe expérimental. Ensuite, elle a proposé à ses élèves trois séances de travail qui ont porté sur des « lectures orales dialoguées », des « questions de compréhension orale » (enseignante avec les élèves les plus faibles) et des « questions de compréhension écrite »[9] (travail donné aux élèves capables de réaliser une tâche individuelle écrite).
Les éléments qui distinguent les deux interventions sont nombreux : durée et intensité des séances, caractère explicite et structuré de la pédagogie, aspect individuel ou collectif de l’enseignement, utilisation de l’oral, diversité et répétition des activités des élèves, posture enseignante.
Des résultats encourageants
Les résultats recueillis sont extrêmement encourageants, certains inattendus... Ils prouvent que l’intervention a amélioré significativement la compréhension en lecture des élèves.
Pour résumer, nous avons récapitulé les progrès réalisés globalement par les élèves dans le tableau ci-dessous, en précisant que les chiffres expriment des moyennes.
Tableau n° 2 – Récapitulatif des progrès des élèves du groupe expérimental pour les trois albums de l’étude
|
Groupe Expérimental |
|||||||
|
Gruffalo |
Petit Gruffalo |
Petit Gruffalo |
Sorcière |
||||
MOYENNES |
Pré-test |
Post-test |
Pré-test 1 |
Pré-test 2 |
Pré-test 1 |
Post-test |
Pré-test |
Post-test |
*m/67 |
19.3 |
52.5 |
15.03 |
21.86 |
15.03 |
36.53 |
21.89 |
29.81 |
Ecart-type |
12.08 |
11.93 |
9.91 |
11.34 |
9.91 |
13.59 |
11.32 |
14.21 |
*M/ |
7.13/12 |
11.19 |
5.11/10 |
7.03 |
5.11/10 |
9.06 |
7.03/10 |
8.14 |
Ecart-type |
3.53 |
2.38 |
3.33 |
3.33 |
3.33 |
2.28 |
2.96 |
2.61 |
*Q/33 |
15.08 |
24.89 |
14.08 |
19.06 |
14.08 |
23.64 |
17.61 |
23.92 |
Ecart-type |
7.96 |
7.38 |
6.08 |
7.10 |
6.08 |
7.49 |
7.93 |
7.81 |
*Microstructure sur 67 propositions - m/67
*Macrostructure sur 12 propositions pour Gruffalo et sur 10 propositions pour Petit Gruffalo et Sorcière - M/12 ou M/10
*Questionnaire sur 33 points – Q/33
Conclusion
Notre étude est basée sur les données des recherches les plus récentes, pour la plupart anglo-saxonnes. Les résultats que nous avons recueillis apportent des connaissances nouvelles en contexte francophone et sur un thème rarement étudié : l’enseignement de la compréhension en lecture chez les élèves avec des troubles importants des fonctions cognitives. De nombreuses recherches ont montré l’efficacité de pratiques pour des élèves ordinaires ou en difficultés d’apprentissage - learning disabilities- mais rares sont celles qui sont centrées sur la déficience intellectuelle.
Ces résultats ouvrent des perspectives pour l’enseignement aussi bien spécialisé qu’ordinaire. En effet, les enseignants peuvent être eux-mêmes en difficulté avec l’enseignement de la compréhension.
Dans l’esprit d’une école inclusive et la possibilité de mettre en œuvre une « pédagogie universelle » (Bergeron, Rousseau & Leclerc, 2011), les adaptations pour les élèves avec TIFC peuvent aussi bénéficier à d’autres élèves qui ne sont pas handicapés, mais qui peuvent connaitre les mêmes besoins d’enseignement.
L’instrumentation par des outils robustes, la formation et l’accompagnement des enseignants nous paraissent essentiels pour qu’ils puissent faire réussir les élèves les plus fragiles et leur donner toujours plus de « pouvoir d’agir » sur l’écrit (Clot, 2008).
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[1] Les CLIS sont devenues des ULIS école – unités localisées pour l’inclusion scolaire (circulaire d’août 2015). Les élèves qui y sont orientés présentent des troubles importants des fonctions cognitives, désignés ci-après TIFC.
[2] Lardon, I. et Billebault, M. (2015). Enseigner la compréhension en lecture à des élèves avec une déficience intellectuelle : à quelles conditions ? Avec quels outils ? Et pour quels résultats ! Mémoire de master 2 Scolarisation et besoins éducatifs particuliers. Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, disponible ici : http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01221705
[3] Lectorino & Lectorinette – Présentation, Quatrième partie « Principes et planification », pp. 34-41 à laquelle nous invitons le lecteur à se reporter.
[4] Cette partie présentant les principes didactiques et pédagogiques qui sous-tendent une pédagogie adaptée de la compréhension, reprend, en les explicitant, ceux que Goigoux et Cèbe (2013) proposent dans Lectorino & Lectorinette. Chaque emprunt est signalé par un astérisque (*).
[5] AESH Accompagnant des élèves en situation de handicap
[6] CAPA-SH Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap
[7] Le scénario Gruffalo a été conçu par Sylvie Cèbe et Roland Goigoux et sera publié très bientôt aux éditions Retz.
[8] La construction statistique de ce sous-groupe a été validée par Julie Pironom, statisticienne à l’ESPE Clermont-Auvergne.
[9] Les expressions sont celles employées par l’enseignante.