Piloter en éducation prioritaire, une intervention dans le REP+ Jean Moulin de Marseille
Les textes et les vidéos de cette rubrique ont été réalisés par Christine Félix et Sylvia Heurtebize, Aix-Marseille Université.
Les objectifs
Cette intervention répond à une triple visée :
- Formative et transformative : des personnels et des situations de travail dans le cadre du pilotage et plus particulièrement des tentatives de mises en synergie des actions propres au réseau. Il s’agit de contribuer, avec les équipes, à développer le pouvoir d’agir des professionnels en charge de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation de dispositifs éducatifs en Education Prioritaire en vue de transformer et mettre « à sa main » les situations de travail et les prescriptions qui les organisent. La visée formative s’exprime également dans la production de ressources à partir du travail réel pour contribuer à la formation des professionnels engagés dans l’académie et plus largement au niveau national.
- Epistémique : produire des connaissances sur l’activité des professionnels qui, au sein de dispositifs de pilotage, de formation ou d’enseignement s’efforcent de faire face aux évolutions et transformation contemporaines du travail et des métiers en Education Prioritaire.
- Evaluative : des effets de ces dispositifs sur l’activité des usagers et des destinataires de ces dispositifs (élèves, partenaires,…) en vue de contribuer à la redéfinition et l’amélioration de la conception et de la mise en œuvre des environnements et dispositifs de formations professionnelles.
Co-construire un milieu de recherche associé à un milieu de travail
Il s’agit de co-construire un « milieu de recherche associé à un milieu de travail» (Oddone, Re, Briante, 1981), où prédomine l’instauration d’une collaboration entre les acteurs et les chercheurs. C’est en cohérence avec le cadre de l’ergonomie de l’activité des professionnels de l’éducation (Faita et Saujat, 2010 ; Saujat, 2010), selon une approche clinique de l’activité (Clot, 1999, 2008, 2011 ; Clot et Leplat, 2005) que nous instaurons cette collaboration en rencontrant les professionnels de l’éducation (enseignants et personnels d’encadrement et de direction), plusieurs mois durant, dans leur milieu de travail –ou de formation-, où nous cherchons à nous « mêler à leur vie et de leur vie », à « les rencontrer dans leur activité, leurs savoirs et leurs valeurs, pour produire de la ressource, développer, faire évoluer, transformer leur vie et sans doute aussi la nôtre» (Schwartz, 2007).
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L’objectif est d’accompagner ces pilotes, débutants et expérimentés, dans les choix qu’ils opèrent face aux mesures qu’on leur demande de mettre en œuvre, notamment en matière de construction d’une culture commune pour faire du réseau un moyen de réduire les discriminations et contribuer à la réussite scolaire de tous les élèves.
Et dans ce contexte, on peut dire que les interrogations sont nombreuses :
- Comment faire face à la multitude d’injonctions, parfois contradictoires, entre des prescriptions nationales, académiques, départementales, locales,…d’une part et, d’autre part, des interrogations et des difficultés qui émanent du terrain et du travail réel des professionnels du réseau ?
- Quelles marges de manœuvre entre un « système vertical » prescrivant normes et valeurs et un « système horizontal » prescrit aux acteurs ?
- Quels moyens pour capter la réalité qui « résiste » ?
- Pour en faire quoi et auprès de qui, avec quel rayon d’action ? …
- Comment coordonner, collaborer, coopérer, copiloter et faire face aux normes professionnelles spécifiques de chacun des pilotes issus du premier et second degré ?
- Quelles mises en cohérence des temps et espaces de travail des divers acteurs en REP+ pour construire des espaces de travail collaboratif ?
- Plus largement comment s’y prendre pour réguler les contraintes, répartir le travail, équilibrer les efforts, renforcer les synergies, inscrire les chantiers dans la durée, Etc…
Bref, dans cette intervention-recherche, il s’agit de prendre au sérieux le travail des pilotes du réseauDéfini par les textes comme étant «l’entité de base», le lieu de l’unité de stratégie et d’action de l’éducation prioritaire. Jean Moulin et la manière dont ils s’efforcent de gérer la ZBO ce que François Daniellou, ergonome bordelais, appelle la Zone de Bazard Ordinaire. Pour autant, en tant qu’intervenant, il ne nous appartient pas de proposer des solutions en lieu et place des professionnels. En revanche, il nous revient l’obligation de construire, avec eux et à leur demande, les moyens de se placer en position d’analyse de leur propre activité, dans une perspective de transformation des situations problématiques de travail (Yvon & Durand, 2012). De ce point de vue, les véritables transformations du travail ne peuvent être portées que par les travailleurs eux-mêmes (Clot, 1999) et, plus largement par les collectifs qui, seuls, peuvent opérer des transformations durables de leur milieu de travail (Felix & Saujat, 2014, 2015,…).
Quelques étapes incontournables
Fondée sur la sollicitation de l’expérience des professionnels, cette intervention est conduite en regard des approches ergonomiques et cliniques de l’activité. Il s’en suit quelques étapes incontournables succinctement rapportées ici et que nous avons co-organisées pendant les deux années d’intervention-recherche dans ce réseau :
- Initier une première rencontre avec les membres du collectif pour leur proposer un cadre dialogique, instrumenté par l’image vidéo (Faïta, 2007), propre à constituer leur travail en objet de pensée, par l’entremise d’un processus de co-analyse et de co-construction de « faits » (Daniellou, 1995) qui soient discutables par ce collectif.
- Etablir un contrat, fixant la durée de l’intervention, les modalités de la collaboration et d’observation dans les classes et ailleurs, l’usage des images vidéo dans les différentes phases (situations de travail –COPIL, CEC, réunions diverses, situations de classe, autoconfrontations simples – ACS – et croisées – ACC), la fréquence des rendez-vous avec les membres du collectif, ainsi que l’organisation des phases de restitution.
- Définir, avec les intervenants, l’objet de co-analyse qui est choisi dans les séquences filmées et retenu pour être soumis à l’analyse puis engager le processus d’autoconfrontation et le choix des séquences vidéos significatives du point de vue de la demande, celle adressée aux intervenants et discutables du point de vue du collectif.
Ce cadre méthodologique contribue ainsi à produire un matériau riche, composé de tout un ensemble de documents qui résultent autant des divers enregistrements vidéo et/ou audio que des analyses/interprétations produites par les différents acteurs à propos des questions de métier qui les préoccupent au quotidien. Toutefois, ce matériau, co-produit avec les professionnels, ne peut se constituer comme ressource qu’à la condition d’être remis à l’épreuve dans et par le collectif qui le mobilise. Il est alors un point de départ à l’activité d’autrui et non le modèle de ce qu’il conviendrait de faire ou de ne pas faire pour co-piloter un réseau d’éducation prioritaire (Félix, 2014).
Illustrations de l’activité des pilotes
Une quinzaine de réunions de « pilotage » ont été filmées (comités de pilotage, comité stratégique, réunions de préparation et/ou de régulation des conseils école-collège, réunions de suivi de projets, etc.) sur une période de deux années, au cours desquelles ce collectif pluri-catégoriel et inter-métiers s’est efforcé d’aménager les conditions efficaces d’un pilotage de réseau. Nous avons circonscris à 3 dispositifs les objets de leur préoccupation collaborative :
- mise en œuvre du cycle 3 ;
- accueil et accompagnement des débutants en EP ;
- évaluation bienveillante et par compétences.
Parmi l’ensemble des matériaux recueillis et co-analysés, nous présentons trois situations jugées par les pilotes eux-mêmes comme étant emblématiques de leur activité à la fois pratique et psychique. Plus concrètement, ces trois matériaux vidéo illustrent ce que ça demande aux pilotes de faire ce qu’ils font par rapport à ce qui est à faire. De ce point de vue, l’activité, c’est tout autant ce qui se fait que ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne parvient pas à faire, ce qu’on voudrait faire ou aurait pu faire… (Clot, 1999, 2008). L’activité contrariée, suspendue ou empêchée fait partie du réel de l’activité, au même titre que l’activité réalisée, sur laquelle elle pèse de tout son poids (Saujat, 2011).
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Bibliographie
- Amigues, R., Felix, C., & Saujat, F. (2008). Les connaissances sur les situations d’enseignement-apprentissage à l’épreuve des prescriptions. Les Dossiers des sciences de l’éducation, (19), 27‑39.
- Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Presses Universitaires de France - PUF.
- Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris: PUF.
- Clot, Y., Daniellou, F., Jobert, G., Mayen, P., Olry, P., & Schwartz, Y. (2005). Analyses du travail et formation : Travail et formation : les bénéfices d’une analyse exigeante, (165), 139-150.
- Clot, Y., & Leplat, J. (2005). La méthode clinique en ergonomie et en psychologie du travail. Le Travail Humain, (68), 289‑316.
- Daniellou, F. (1995). La construction sociale de et par l’analyse du travail. Performances humaines et techniques, 1.
- De Terssac, G. (2013). Malaises organisationnels: place, plainte et pente dangereuse. La nouvelle revue du travail, (3).
- Dejours, C. (2008). Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail (édition revue et augmentée). Bayard Jeunesse.
- Faïta, D. (2007). L’image animée comme artefact dans le cadre méthodologique d’une analyse clinique de l’activité. @ctivités, 4(2), 3‑15.
- Faïta, D., & Saujat, F. (2010). Développer l’activité des enseignants pour comprendre et transformer leur travail: un cadre théorique et méthodologique. In F. Saussez & F. Yvon, Analyser l’activité enseignante : Des outils méthodologiques et théorique pour l’intervention et la formation (p. 41‑70).
- Félix, C. (2014a). De l’intervention-recherche à la production de ressources: quelle didactisation de l’activité pour la formation des enseignants? Recherche & formation, (1), 51–64
- Félix, C. (2014b). Du travail des «collectifs» à de nouvelles modalités de formation professionnelle: l’histoire du GAP. Questions Vives. Recherches en éducation, (21).
- Felix, C., Amigues, R., & Espinassy, L. (2014). Observer le travail enseignant. Recherches en éducation, (19), 52–62.
- Felix, M., & Saujat, F. (2015). L’intervention-recherche en milieu de travail enseignant comme moyen de formation. Analyse du travail et formation dans les métiers de l’éducation, 201-219.
- Hubault, F., & Bourgeois, F. (2004). Disputes sur l’ergonomie de la tâche et de l’activité, ou la finalité de l’ergonomie en question. Activités, 1(1‑1).
- Oddone, I., Re, A., & Briante, G. (1981). Redécouvrir l’expérience ouvrière : Vers une autre psychologie du travail ? Paris: Editions sociales.
- Saujat, F. (2010). Travail, formation et développement des professionnels de l’éducation : voies de recherche en sciences de l’éducation. Note de synthèse pour l’Habilitation à Diriger des Recherches. Université de Provence, Aix-en-Provence.
- Saujat, F. (2011). L’activité enseignante. In Interpréter l’agir: un défi théorique (p. 241–257). Presses Universitaires de France.
- Schwartz, Y. (2007). Du « détour théorique » à l’"activité"comme puissance de convocation des savoirs. Revue Education Permanente, (170), 13–23.
- Yvon, F., & Durand, M. (2012). Réconcilier recherche et formation par l’analyse de l’activité. Bruxelles: De Boeck.