Aziz Jellab : Les relations école-familles au prisme de l'expérience scolaire des élèves de lycée professionnel
Aziz Jellab Sociologue et inspecteur général de l'Éducation nationale. Auteur de deux ouvrages en lien avec cette thématique : Société française et passions scolaires. L'égalité des chances en question. Presse universitaire du midi, 410 p., 2016
Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd'hui. Éclairage sociologique pour une pédagogie réussie. L'Harmattan, 234 p., 2017 |
La place des parents au sein du système éducatif, les relations entre les professionnels du système scolaire et les familles et la construction d’un partenariat durable entre ces différents acteurs relèvent d’un débat récurrent. C’est que l’enjeu est de taille puisque ce partenariat a des incidences sur la réussite et sur la carrière scolaire, notamment au moment des choix d’orientation. Aussi, l’orientation et ses modalités apparaissent comme une grille de lecture permettant d’apprécier la nature du dialogue instauré entre enseignants et personnels d’éducation d’une part, et parents d’autre part. Et on ne compte plus les travaux et recherches historiques et sociologiques faisant état des tensions et des contradictions générées par les différentes massifications, et au sein desquelles l’orientation subie occupe une place de choix.
L’orientation vers le lycée professionnel comme épreuve plus ou moins maîtrisée
La voie professionnelle et plus particulièrement le LP (lycée professionnel) incarnent un ordre de formation qui interroge directement la place accordée aux parents, notamment pour ce qui est de la construction des projets et des parcours de formation. Et lorsqu’on sait jusqu’à quel point l’orientation vers le LP reste une réalité de discorde, que renforce la subtile distinction entre orientation et affectation – on peut être orienté vers la voie professionnelle mais affecté sur un deuxième, voire un troisième vœu –, c’est peu dire que la relation école-famille est loin d’être apaisée.
Cette relation peut être interrogée à partir de plusieurs entrées : celle de l’orientation choisie ou subie, celle des modes d’accueil et de dialogue qui s’instaurent dans les établissements, celle des effets de la socialisation familiale sur le sens des études (et inversement, des dynamiques socio-familiales et de leurs reconfiguration à mesure que l’élève acquiert des savoirs et construit des compétences…). Et, de manière plus large, la relation école-familles saisie au prisme de l’enseignement professionnel, peut être appréhendée à travers la double perspective à savoir la place occupée par le LP au sein de l’institution scolaire, et le statut économique et social reconnu au salariat d’exécution, soit le salariat auquel préparent l’essentiel des formations proposées. Cette lecture permet, par exemple, de comprendre pourquoi les nouvelles générations se détournent du monde industriel (nombreux sont les élèves à évoquer l’expérience de la précarité et du chômage connu par l’un de leurs parents), et les raisons d’une propension à poursuivre des études à l’issue de baccalauréat professionnel.
Une diversité des types de relations instaurées avec les familles
Au niveau des interactions entre les équipes éducatives, et plus particulièrement les enseignants, et les parents, nous avons constaté, lors de nos recherches menées en LP, une diversité de configurations. Certains établissements ont mis en place depuis longtemps des dispositifs d’accueil – avec par exemple une semaine d’intégration des élèves en présence de leurs parents, des visites d’ateliers, de salles de cours, des rencontres et entretiens personnalisés avec les enseignants – quand d’autres fonctionnent selon des méthodes classiques, réduisant les rencontres aux « réunions parents – professeurs » ou à des entretiens suite à des « problèmes » ou à des « incidents » (absentéisme, violence…). Il règne ainsi dans de nombreux LP l’idée selon laquelle les parents seraient démissionnaires, un « manque d’ambition » et un regard plus ou moins misérabiliste sur leurs conditions de vie. La distance plus ou moins affichée par des enseignants et des équipes éducatives à l’égard des familles peut surprendre lorsqu’on sait qu’au LP, les personnels ont largement intériorisé le fait qu’ils exercent auprès d’élèves socialement défavorisés, ce qui pourrait conduire à une relation apaisée et plus ou moins « empathique ». En réalité, cette distance se renforce du postulat selon lequel l’émancipation scolaire des élèves ne peut être qu’au prix d’une clôture symbolique qui peut aller jusqu’à disqualifier leur univers familial. Or lorsqu’on se penche sur ce que disent les élèves du regard que leurs parents portent sur les études, le tableau est bien différent de ce qu’en disent les équipes éducatives. Nous avons pu mettre au jour une autre réalité en interrogeant le rapport aux savoirs chez les élèves ainsi que les dynamiques socio-subjectives qui le sous-tendent.
Le lycée professionnel, l’expérience socio-familiale et le sens des études
Les entretiens menés avec les élèves rendaient bien compte de l’étroite relation et du dialogue entre l’expérience socio-familiale et les expériences scolaires, une relation qui peut parfois être conflictuelle (quelques élèves font bien état de vives tensions entre le regard parental parfois négatif sur le LP et donc sur leurs enfants, et la manière dont ceux-ci tentent de vivre positivement leur expérience scolaire). Les parents (au sens large du terme) des élèves mettent leurs espoirs sur le LP (y compris lorsque celui-ci est dévalorisé). Mais l’effet symbolique de ces expériences singulières, où l’on parle de l’école, où s’élaborent des espoirs et des projets, ne peut s’apprécier en dehors de la manière dont les élèves pensent leur subjectivité et la légitimité de leur scolarité en LP.
L’expérience des élèves est donc loin de n’être que la « reproduction » de leur « classe » ou milieu sociofamilial d’appartenance. D’abord parce que le LP a connu des changements au plan de son mode d’accueil et des modalités de formation comme des contenus d’enseignement ; ensuite et par conséquent, les élèves font l’expérience d’une rencontre avec des savoirs « nouveaux » et en tout cas irréductibles à ceux que les parents ont pu apprendre (encore faut-il qu’il y ait homogénéité entre le domaine de formation professionnelle des parents et celui des enfants). C’est en prenant partiellement appui sur la famille que les élèves tentent de donner du sens à leur scolarité, un sens qui procède fortement d’une recherche de reconnaissance et d’une (re)construction de soi en devenant « quelqu’un » (pour soi et pour autrui, dont les parents). Mais la reconnaissance paraît impliquer tout autant les parents, les camarades de la classe, les copains de la vie que les enseignants. Certes, la consistance et le sens de cette reconnaissance varient selon les sujets et les acteurs avec lesquels les élèves sont en interaction, mais il nous est apparu que le rapport à autrui est partie prenante de la trajectoire scolaire en LP, jusque dans la manière dont s’effectue l’entrée et la mobilisation cognitive sur les activités scolaires et professionnelles.
Les interactions qui structurent la vie quotidienne des élèves agissent comme une combinatoire de sorte que l’on ne peut en isoler les éléments pour en faire un déterminant en soi de leur expérience scolaire. En effet, si les parents mettent leur espoir sur le parcours scolaire en LP, si les élèves redéfinissent leurs relations avec leur milieu familial, c’est aussi parce qu’ils exercent progressivement une emprise sur les activités scolaires et professionnelles. Cette emprise doit aux pratiques pédagogiques, aux contenus des activités elles-mêmes, mais aussi aux interactions en classe, voire dans la vie quotidienne extra-scolaire. Les pairs, camarades de la classe ou « copains de la vie » participent aussi des configurations prises par le parcours en LP.
La plupart des élèves interrogés, comme la majorité des élèves de LP, proviennent des milieux populaires, rarement des classes moyennes et encore moins des classes dominantes. Si l’on ne peut souscrire au misérabilisme porté par une sociologie spontanée ou avertie (Grignon, Passeron, 1989), on ne peut non plus écarter le postulat d’une incidence (positive ou négative) d’une appartenance à un milieu social dominé (culturellement et symboliquement) sur le sens conféré à l’école, le fait d’aller au LP et d’y apprendre. Lorsque Samira, 19 ans, élève de première année de CAP « industrie maille et habillement », observe que sa « mère serait contente qu’[elle] réussisse à l’école parce que c’est [sa] chance pour avoir un boulot plus tard et avoir une famille », elle désigne en même temps sa volonté de s’affranchir d’une domination sociale, et une tentative de concilier entre des attentes paternelles et un projet maternel (issue de parents algériens, Samira nous dira que son père, « très droit en religion », la voit bien « femme au foyer » , tandis que sa mère « veut qu’[elle] devienne quelqu’un en travaillant »).
Les familles des élèves interrogés mettent beaucoup d’espoir dans le système scolaire, et ce en dépit des contraintes et des difficultés dans lesquelles elles peuvent vivre. Séverine, 18 ans, scolarisée dans la même classe que Samira, dira à plusieurs reprises, avoir été « perturbée » par le divorce de ses parents, ce qui déstabilise son travail scolaire : « la prof gueule après moi parce que je suis lente… en fait, je suis ailleurs dans les cours, je pense à mes parents, à mes petits frères, eux aussi ils ont été choqués par le divorce de mes parents, alors j’y pense… j’étais pas comme ça avant ».
Contrairement aux présupposés du sens commun – et qui sont aussi devenus un mode de justification et d’explication courant chez une part importante d’enseignants, perception qui se double de considérations de plus en plus psychologisantes (voir plus loin) –, des difficultés familiales ne génèrent pas mécaniquement un retrait ou un désintérêt parental vis-à-vis de la scolarité de l’enfant. Au contraire, de nombreux élèves font état du suivi parental et des inquiétudes familiales « si jamais on sort sans rien, sans diplôme ». Les attentes familiales constituent souvent un fort appui symbolique à la scolarité : « Ma mère, malgré qu’elle soit en dépression, me dit : ‘‘l’école, il faut que tu écoutes bien, c’est pour ton diplôme’’ » (F, CAP « industrie maille et habillement ») ; « j’espère apprendre à l’école pour lui [sa mère avec laquelle il vit] prouver que je suis capable » (G, CAP « construction d’ensembles chaudronnés »).
La scolarité en LP est souvent vécue sur le mode d’une rupture et d’un « nouveau départ ». La rupture avec le collège et le sentiment de grandir que les élèves éprouvent à l’entrée au LP ne peuvent s’interpréter en dehors des activités scolaires et professionnelles, des rapports pédagogiques s’instaurant avec les enseignants, et des rapports intrafamiliaux sur lesquels l’apprenant s’appuie pour se penser comme « adulte ». En toile de fond, on retrouve un effet dialectique entre l’appropriation des savoirs et le construction d’une nouvelle identité subjective : si la famille soutient le projet d’apprendre (un métier notamment), elle est également soutenue par les effets que l’appropriation des savoirs génère. Le changement que les élèves disent vivre à l’épreuve du LP et des savoirs, c’est aussi un changement affectant leur expérience familiale, où l’on « devient quelqu’un », où l’« on montre qu’on sait faire des choses difficiles », et où l’on parvient à faire valoir des « notes qu’on n’a jamais eues au collège ». Que la menuiserie soit une affaire de « famille », que l’histoire intéresse telle élève parce que son « grand-père était résistant » ou encore, que devenir ouvrier permet de se sentir « proche de [son] père qui est électricien en usine », cela témoigne de l’existence d’une continuité relative entre histoire sociale et expérience scolaire, alors même que les élèves n’ont pas, pour la plupart, choisi un tel « destin » scolaire. Mais d’autres élèves semblent beaucoup plus hésitants et tout en insistant sur les attentes familiales à l’égard du LP, ne se mobilisent que peu sur les savoirs.
La complexité et la multiplicité des facteurs ou variables participant de l’expérience scolaire rendent compte des tournures prises par la carrière d’un élève en LP, et l’on peut aisément montrer que le soutien familial ne suffit pas à lui seul pour mobiliser sur l’école et les savoirs. Les savoirs eux-mêmes, la nature des difficultés cognitives, l’incapacité (comme sentiment) à y faire face, ou encore, la difficulté à se « reconnaître » dans une formation éloignée de son projet, peuvent avoir un effet rédhibitoire sur l’élève, que les recommandations familiales ou institutionnelles autour d’un « niveau » ou d’un diplôme à atteindre peinent à neutraliser.
Le rapport à la famille est souvent évoqué sous l’angle de ce qui peut mobiliser sur les savoirs (« apprendre pour faire des études que nos parents n’ont pas pu faire »), du décalage entre la socialisation familiale et la socialisation scolaire (« au collège, j’ai appris tout ce qu’on doit apprendre, je peux pas dire quoi exactement, et puis, c’est dur parce que les parents ne peuvent plus être derrière nous, les parents ne peuvent pas suivre parce que ça fait vingt ans qu’ils ont quitté l’école »), de ce qui inscrit l’élève dans un rapport contradictoire au monde scolaire (« ma mère dit que je peux y arriver […] mais c’est vrai que ma mère m’a dit que je suis limitée »), ou encore le rapport à la famille procède d’un discours sur l’expérience scolaire et sociale de la fratrie, qui peut expliquer le sens conféré au fait d’aller à l’école et d’apprendre. La concomitance des propos associant le fait de « grandir », de changer de contexte scolaire et de se « professionnaliser » (au sens où l’on devient « grand » parce qu’on se socialise au « métier ») exprime l’avènement d’un nouveau regard sur son statut d’élève et d’enfant.
Conclusion
À l’heure où l’institution scolaire en appelle à la co-éducation, et bien que le sens de cette expression ne soit guère stabilisé, il serait judicieux de prendre appui sur l’apport de la recherche afin de circonscrire le cadre de ce que l’on peut appeler des « bonnes pratiques ». À côté de la nécessaire distance que les acteurs de LP doivent prendre à l’égard de préjugés négatifs fonctionnant souvent comme un écran cachant une diversité d’expériences mais également une multitude de malentendus, il convient d’identifier des thématiques plus ou moins cruciales permettant aux différents interlocuteurs d’échanger et d’apporter des réponses concertées.
Ainsi, et sans être exhaustif, on peut dire qu’il reste encore des progrès à accomplir autour de questions telles que celles de la manière dont chaque élève peut effectuer un stage (ce que l’on qualifie de période de formation en milieu professionnel) intéressant et réellement formateur (quand on sait que les parents d’élèves de LP sont peu nombreux à disposer de réseaux relationnels efficaces), de l’intérêt qu’il y aurait à scolariser son enfant dans un internat disposant d’un véritable projet éducatif et pédagogique, de l’importance quant à la construction d’un parcours de formation menant vers l’enseignement supérieur court (pour préparer un BTS notamment), ce qui passe par l’apprentissage progressif du travail personnel, etc. D’autres objets d’échange et d’accompagnement pourraient également être travaillés comme la préparation à l’insertion professionnelle et la sollicitation de parents en vue de présenter leur activité professionnelle aux élèves.
Deux exemples de projet avec les parents d'élèves de lycée professionnel
Deux équipes pluridisciplinaires en lycée professionnel, avec des contextes contrastés, se sont mis au travail sur la question des relations avec les parents de leurs élèves. Qui sont ces parents ? Pourquoi et pour quoi chercher à entrer en relation avec eux ? Comment s’y prendre ?